Artiste multiple, Gao Xingjian utilise l’encre de ses pensées pour écrire, peindre et filmer l’absurde beauté de la vie. Invité en Belgique, le Prix Nobel de littérature 2000 raconte sa révolution culturelle, esthétique et littéraire. Et cette Chine qu’il dit ne plus vouloir connaître…
L’appartement ressemble à ses tableaux : dépouillé, presque minéral. Lui aussi, né en 1940, habillé comme une peinture de Soulages dans une variété de gris. Seul le visage, cuivré, émerge en couleur d’une silhouette charbon. Un peu comme ses écrits : noueux, ils empruntent des chemins qui ressemblent à ces arbres millénaires de taille haute : si on se risque à l’ascension, pas de doute que la clarté perce au-dessus du feuillage. C’est l’impression donnée par La Montagne de l’âme, son livre le plus connu, roman picaresque paru en 1990 en chinois et, quatre ans plus tard, en français. Plus de six cents pages qui conduisent le héros dans l’arrière-cour de la Chine rurale des années 1980. Impressions d’une remontée du temps qui tutoie l’inaltérable : entre les sensations de forêts d’érables et la pluie de traditions superstitieuses, le héros/Gao parle aussi des dégâts insondables de la – soi-disant – Révolution culturelle, écrasant l’humain chinois sous sa démente carcasse idéologique. L’écrivain précise : » On brûlait nous-mêmes nos livres occidentaux ou classiques chinois par peur d’être pris et d’être tués. » Il n’oubliera jamais les disques de Beethoven ou Mozart brisés dans le silence de la nuit et jetés dans les poubelles publiques. Issu d’une famille nantie et lettrée du sud de la Chine, Gao Xingjian étudie à l’Institut des langues étrangères de Pékin. Le français devient son second univers, à la fois source de travail et de désirs. Invité en Europe en 1988 après un parcours déjà cabossé dans la Chine postmaoïste – censures, pressions, interdictions -, il décide de rester définitivement en France lors de la répression de Tiananmen en juin 1989. Vingt ans plus tard, devenu citoyen français, le nom de Gao Xingjian est encore filtré sur l’Internet chinois. » Je suis toujours censuré « , précise-t-il dans un français parfait, entre stupéfaction et dédain, jurant qu’il n’ira plus jamais en Chine. Prix Nobel en 2000, Gao est reconnu pour ses formes multiples : adoubé pour ses livres, il vit grâce à la vente de ses encres, jette son absurde dans le théâtre et expérimente davantage encore via un radical ciné-poème.
Le Vif/L’Express : Votre livre La Montagne de l’âme, paru en 1994, vous a révélé en Occident. Racontez-nous sa genèse.
Gao Xingjian : J’ai mis sept ans à l’écrire, je l’ai commencé en Chine et fini en France après Tiananmen, parce que j’affrontais la réalité de l’exil, sinon le livre aurait encore été plus long. D’ailleurs, il a été initialement refusé par six grands éditeurs français pour cette raison, ils voulaient en enlever deux cents pages (sourire). Ce livre était libératoire : j’avais quitté la censure et l’autocensure de la Chine, un pays incapable de supporter la liberté de pensée. Il n’y avait aucune raison que je me soumette à la politique du marché : un petit éditeur – l’Aube – a fini par publier La Montagne de l’âme…
Le protagoniste du roman est votre double incarné, en exil intérieur, fuyant les grandes villes. Dans les décors ancestraux de la Chine du sud se lisent les dégâts et la cruauté sans fin de la Révolution culturelle : quelle est votre histoire pendant cette décennie sanglante (1966-1976) ?
Ma mère avait été éduquée par les missionnaires américains, mon père travaillait dans la banque étatique d’avant le pouvoir communiste : chez moi, l’ambiance était très libérale, ouverte à la culture occidentale – je jouais du violon – mais aussi imprégnée de la tradition chinoise : nous avions une impressionnante collection de livres classiques. Nous les avons nous-mêmes brûlés pendant la Révolution culturelle qui détruisit non seulement les bibliothèques, les universités, les écoles et les traces de l’Occident, mais abolit aussi tout ce qui n’était pas de l’ordre maoïste-marxiste. Pendant dix ans, sous prétexte d’ » abattre le révisionnisme « , la radio et la télévision ne passent que des discours et des chansons populaires, une dizaine de spectacles – toujours les mêmes – seulement sont autorisés, la terreur est partout. Le pays est une immense prison, tout à fait comme à l’époque des nazis en Allemagne. Mon père, considéré comme droitier, est envoyé à la campagne pendant un an.
Vous aussi partez à la campagne ?
Oui, en 1970. C’est une fuite parce que j’ai peur d’être tué. Je n’écris plus du tout, je me familiarise avec les paysans et puis, peu à peu, je retrouve le besoin d’écrire, le soir, dans ma chambre. La littérature est mon monologue, sinon, je ne me sens pas vivant. Mais je brûle mes écrits plusieurs fois. Je croyais que la mort de Mao, en 1976, allait changer la Chine, mais quand je retourne à Pékin, la censure est bien présente…
Vous travaillez alors dans une maison d’éditions officielles qui publie la propagande du parti !
Oui. Avant la Révolution culturelle, les seuls livres en français disponibles sont ceux d’Aragon et d’Eluard (sympathisants communistes) mais dans cette maison d’édition, à la fin des années 1970, je rencontre des traducteurs français qui me filent des livres empruntés à l’ambassade de France : c’est comme cela que je découvre la littérature contemporaine. Une expérience unique, exceptionnelle : je suis l’un des très rares Chinois à savoir ce qui se passe à l’extérieur de la Chine. Beckett a fait une réflexion sur l’absurdité, mais ma vie, c’est l’absurdité totale…
Vous écrivez vos livres en français mais aussi en chinois : vous parlez de réécriture plutôt que de traduction, pourquoi ?
Le français est structuré, analytique, logique, tout y est défini. Il y a un si grand décalage avec la langue chinoise qu’on ne peut pas réellement l’imaginer. Le chinois n’a aucune forme de conjugaison de temps (…), aucune contrainte formelle, c’est comme un montage de Lego qui possède quarante mille caractères de base fonctionnant à la manière de syllabes. Dans mon travail, j’essaie de recréer un chinois moderne parce que le chinois actuel, jeune de cent ans, a été simplifié par les prêtres installés en Chine, désireux de pouvoir communiquer…
On va voir et entendre vos créations à Bruxelles, Mons et Liège. Deux pièces de théâtre (Balade nocturne et Au bord de la vie), et puis vos encres, des variations sur les gris et les noirs, exposées dans deux endroits.
Quand êtes-vous peintre ? Quand êtes-vous écrivain ?
L’écriture est une nécessité, la peinture serait plutôt mon métier. Je cherche à créer une esthétique entre figuration et abstraction, je pense qu’il y a là un champ très riche, une vision possible. J’utilise de l’encre traditionnelle qui vient de Taïwan, Hong-kong ou du Japon, faite de la fumée et de la suie de différents bois brûlés. Le résultat, je ne le veux ni chinois ni français, mais universel.
Pièce Au bord de la vie donnée en oratorio et rencontre avec Gao Xingjian le 14 décembre à l’Espace des Possibles, à Mons (www.mundaneum.be). Expositions des encres à la galerie J. Bastien Art, à Bruxelles, à partir du 16 décembre (www.jbastien-art.be) et à l’Académie des beaux-arts de Liège dès le 18 décembre. Le 17 décembre : rencontre avec Gao et représentation de Au bord de la vie au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, www.bozar.be
De notre envoyé spécial à Paris; Philippe Cornet
« Ma vie, c’est l’absurdité totale… »