Chine-Japon : La bataille de la mémoire

Economie mise à part, les relations entre les deux grands de l’Asie orientale restent très tendues. Pour faire jouer la fibre nationaliste, Pékin ravive le ressentiment contre les crimes du militarisme nippon. Et Tokyo, malgré les excuses maintes fois exprimées, ne parvient toujours pas à assumer en toute clarté son passé l

De notre envoyé spécial

Plus de 1 être humain sur 5 vit en Asie du nord-est. S’il est un lieu où se jouera le xxie siècle, c’est bien là, dans cette région qui concentre tous les records de croissance. A condition de s’en tenir au business, justement, les relations entre les deux géants de la zone semblent se porter comme un charme : non seulement la Chine est le principal partenaire commercial du Japon, mais encore ses besoins ne cessent d’augmenter. Le pays le plus peuplé de la planète manifeste un appétit d’ogre. Une chance pour la deuxième économie mondiale, car la hausse des exportations de Tokyo vers Pékin stimule l’activité dans l’archipel, longtemps atone. Et les industriels japonais ne se contentent pas de vendre ; fabricants d’automobiles en tête, ils ont investi l’année dernière l’équivalent de 5,5 milliards d’euros en Chine.

Si les échanges économiques entre les deux pays s’apparentent à une lune de miel, leurs relations diplomatiques, en revanche, relèvent de la cohabitation glacée. Tokyo et Pékin rappellent l’attitude de ces couples dont les partenaires, au lendemain d’une dispute, s’appliquent à éviter les sujets qui fâchent, par crainte de mettre leur union en péril. Sous la surface, lisse en apparence, les tensions et leurs causes perdurent.

De fait, la querelle a été violente. Voilà un an, le 16 avril 2005, quelque 20 000 manifestants tentent de prendre d’assaut le consulat du Japon à Shanghai, la cité vitrine du capitalisme à la chinoise. Dans les semaines qui suivent, à Pékin et ailleurs, des  » groupes incontrôlés  » lancent des pierres contre les restaurants et les magasins aux noms japonais, sous le regard plutôt bienveillant, une fois n’est pas coutume, des policiers locaux. Pendant ce temps, une véritable guérilla verbale oppose les internautes des deux pays, bientôt rejoints par de nombreux Sud-Coréens. Sur le site d’un groupe chinois, Avant-garde antijaponaise, le Premier ministre nippon, Junichiro Koizumi, est accusé de rallumer les cendres du militarisme des années 1930-1940. Aujourd’hui, signe des temps, ce même site se consacre à une activité pacifique et, surtout, plus rentable : la vente de pièces de machinerie. Seule l’adresse incendiaire, www.japanpig.com (littéralement : cochon de Japonais), rappelle aux visiteurs les circonstances de sa création.

Si les insultes et les rassemblements hostiles au Japon ont cessé, la tension reste réelle. Le 4 avril dernier, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Liu Jianchao, l’a reconnu sans détour :  » Nous constatons avec regret que les relations politiques sino-japonaises n’ont pas connu d’amélioration.  » Que se passe-t-il, alors, dans cette région cruciale entre toutes ? Comment une démocratie parlementaire comme le Japon en vient-elle à être accusée de révisionnisme par un Parti communiste chinois qui n’a cessé de récrire l’Histoire à sa façon ? Tokyo entretient-il, oui ou non, des ambiguïtés sur son passé ?

Une chose est sûre : le Japon n’a cessé de présenter ses excuses pour la barbarie qui a accompagné son occupation de la Chine, à partir de 1937, et sa colonisation de la Corée, entre 1910 et 1945. En 1972, le Premier ministre, Kakuei Tanaka, assure aux Chinois que le Japon  » se reproche profondément  » ses actions passées. Dix ans plus tard, le secrétaire général du gouvernement, Kiichi Miyazawa, exprime le  » remords  » de la nation. L’empereur lui-même, en 1990, fait part de son  » profond remords  » lors d’une visite en Corée du sud, tandis que le Premier ministre, Tomiichi Murayama, présente ses  » excuses sincères  » aux victimes asiatiques du militarisme nippon. L’un de ses successeurs, Ryutaro Hashimoto, réitère ces paroles en Chine, en 1997. Quant à Junichiro Koizumi, qui occupe actuellement les mêmes fonctions, il a présenté ses excuses en 2001, 2002, 2003 et 2005. Ces diverses déclarations ayant couvert des sujets aussi divers que le colonialisme japonais dans la péninsule coréenne, le mauvais traitement des prisonniers de guerre et la prostitution forcée de dizaines de milliers de  » femmes de réconfort « , il semble mal venu de la part de la Chine de reprocher le moindre déni historique au Japon. D’autant que la politique de Mao Zedong a tué infiniment plus de Chinois que les soldats de l’armée impériale japonaise… Les critiques de Pékin sont-elles infondées pour autant ?

Les manifestations antijaponaises de l’an dernier ont été déclenchées par la publication dans l’archipel d’un nouveau manuel scolaire, aux accents prétendument négationnistes. La polémique a enflé au gré des visites du Premier ministre nippon au sanctuaire Yasukuni, où, parmi les morts pour la patrie, figurent des criminels de guerre condamnés à l’issue de la Seconde guerre mondiale par le Tribunal international de Tokyo.  » A y regarder de plus près, tempère un diplomate japonais, les vitupérations de Pékin à notre égard répondent aux besoins du Parti communiste. La mémoire et l’exactitude historique n’ont pas grand-chose à voir là-dedans. Il s’agit de politique, pure et dure.  »

En l’absence d’élections multipartites, la légitimité des dirigeants chinois repose, pour l’essentiel, sur la bonne santé de l’économie. Mais cette dernière, après vingt ans de croissance spectaculaire et ininterrompue, présente des signes inquiétants de surchauffe : le mois dernier, le Premier ministre, Wen Jiabao, a lancé, lors de la séance annuelle du Parlement, un appel à éviter les accélérations et les ralentissements brutaux de l’activité. Au sein de la population, surtout, les facteurs de mécontentement ne manquent pas : chômage, corruption, pollution, inégalités sociales… Dans ces conditions, le nationalisme xénophobe constitue une arme de choix pour asseoir davantage le pouvoir du Parti : les manifestations hostiles au Japon – ou aux Etats-Unis, si nécessaire – détournent utilement l’attention des uns et des autres. Au-delà de ses frontières, aussi, Pékin use des prétendus  » sentiments  » chinois pour affirmer sa prééminence régionale et s’opposer à la candidature de Tokyo à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, intimider Taïwan ou explorer les réserves de gaz dans un secteur disputé de la mer de Chine orientale.  » Les manuels scolaires et les visites du Premier ministre japonais au sanctuaire Yasukuni sont autant de prétextes « , conclut le diplomate.

De fait, une partie de go géostratégique se joue, ces temps-ci, sur l’échiquier encombré de l’Asie orientale, où la guerre froide n’a jamais vraiment pris fin. C’est un jeu dangereux, dans une région où il n’existe aucun organisme comparable à l’Union européenne ou à l’Otan, capable de modérer les élans nationalistes de tel ou tel pays ou d’éviter le moindre dérapage. L’an dernier, pendant les manifestations antijaponaises à Pékin, les diplomates nippons ont été dans l’impossibilité, plusieurs heures durant, de joindre au téléphone leurs collègues du ministère chinois des Affaires étrangères. Quant aux principaux gendarmes de la région, les Etats-Unis, ils semblent décidés à réduire leur présence militaire au Japon et en Corée du sud. Washington apparaît trop préoccupé par l’Irak et l’Iran, dénués à ce jour d’armes de destruction massive, pour s’intéresser de plus près aux armes nucléaires que la Corée du nord affirme bel et bien détenir !

Man£uvres de Pékin mises à part, si les nombreuses marques de contrition venues de Tokyo sont accueillies avec autant de scepticisme par les voisins de l’archipel, c’est que les Japonais eux-mêmes ne sont pas réconciliés avec leur passé. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un £il sur les meilleures ventes de mangas, en 2005, sur le site japonais d’Amazon.com. En tête du classement pour l’ensemble de l’année dernière, Ken kan ryu (Je hais la vague coréenne), dont les deux tomes se sont vendus à plus de 650 000 exemplaires. La  » vague  » du titre fait référence au flot de séries télévisées, de films de cinéma et de chansons venues de Séoul, qui balaient en particulier le Japon. Au fil des pages du manga, l’auteur décrit les tribulations d’un groupe d’adolescents japonais qui est amené peu à peu à  » comprendre  » la vraie nature des Coréens – des gens frustes, auxquels il convient de s’opposer.  » Il n’y a rien dans la culture coréenne qui soit de nature à rendre fier !  » s’exclame un personnage, tandis qu’un autre triomphe :  » C’est le Japon qui a construit la Corée du sud d’aujourd’hui !  »

L’auteur de cette curieuse bande dessinée, Sharin Yamano, refuse d’être interviewé par les journalistes. En réponse aux questions écrites du Vif/L’Express, cependant, il a tenu à préciser son intention :  » Je ne suis pas un auteur nationaliste. En fait, je dirais que j’aime ma terre natale, mais je n’ai pas l’impression pour autant d’être un bon patriote. Je suis  »fan » du Japon, comme d’autres sont supporters de l’équipe de base-ball des Giants ou passionnés de cinéma.  » Les dessins de Yamano représentent les Japonais à la manière d’Occidentaux – avec de grands yeux naïfs et, à l’occasion, des cheveux blonds. Les personnages coréens, en revanche, voient leur peau  » jaunie  » par une abondance de traits noirs qui barrent leurs visages, où apparaissent, comme il se doit, de petits yeux bridés. Sur le site Internet de l’album, de jeunes lecteurs font part de leur admiration. Et manifestent, surtout, leur ignorance crasse :  » La lecture de ce livre m’a aidé à mieux comprendre combien ces gens sont anormaux « , écrit l’un.  » J’ai découvert à quel point la Corée du Sud est un pays de menteurs « , assure l’autre. Un second livre, Introduction à la Chine, publié l’an dernier, nie les atrocités commises par les troupes impériales nipponnes pendant la guerre.

Les jeunes Japonais semblent libérés des tabous de leurs aînés, ces vieux messieurs au dos voûté qui inspirent le respect car ils ont connu la guerre. Ceux-là ont vécu dans le Japon pacifiste des années 1950-1970, où le souvenir des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki restait vivace. Agé de 80 ans, Tsuneo Watanabe, propriétaire du Yomiuri Shimbun – le premier quotidien du pays, tiré à plus de 14 millions d’exemplaires – ne se prive pas de critiquer le Premier ministre pour ses visites au sanctuaire  » patriotique  » de Yasukuni.

Les moins de 30 ans, en revanche, ignorent souvent tout de la colonisation et de la guerre.  » Le vrai problème n’est pas le nationalisme en tant que tel, résume Yutaka Yoshida, professeur d’histoire à l’université Hitotsubashi, à Tokyo, mais l’absence de débat autour du passé national. Dans les enquêtes d’opinion, par exemple, de nombreux Japonais semblent perplexes face au bilan du colonialisme. C’est un peu comme si, ce sujet étant controversé, la population dans son en-semble avait choisi de ne pas y réfléchir. C’est tellement plus simple, n’est-ce pas ?  » L’Etat, sur ce point, porte une lourde responsabilité, en négligeant l’enseignement de l’histoire contemporaine dans les salles de classe (voir l’encadré page 68).

Dans la bouche des leaders politiques, la guerre semble toujours un sujet de honte, au point que le conflit lui-même et la capitulation du 2 septembre 1945 font l’objet de circonlocutions linguistiques.

 » Au Japon comme ailleurs, reprend Yutaka Yoshida, le réflexe nationaliste se manifeste surtout en période d’affaiblissement. La stagnation de l’économie, pendant plus de dix ans, a alimenté ce discours, d’autant que nous assistions, pendant ce temps-là, à une montée en puissance de la Chine et de la Corée du sud. Les jeunes, en particulier, cherchent des motifs de fierté. Pour quelqu’un de ma génération, il y a là quelque chose d’un peu effrayant. Car le nationalisme japonais n’a rien à voir avec la revendication classique d’un certain patriotisme : ici, la question des responsabilités n’a jamais été résolue.  »

En maintenant l’empereur Hirohito au pouvoir au lendemain de la guerre, afin d’assurer une certaine stabilité au pays, les occupants américains ont, en pratique, interdit aux Japonais de rejeter la responsabilité de la catastrophe sur leurs dirigeants. Et les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, provoquant 250 000 morts, ont amené de nombreux habitants de l’archipel à se percevoir collectivement comme des victimes innocentes. Aujourd’hui encore, dans le discours nationaliste d’extrême droite, les pilotes kamikazes sont présentés comme des martyrs. L’émotion, souvent larmoyante, oblitère le débat et la critique.

Dans son bureau encombré du parlement de Tokyo, Satsuki Eda, l’un des leaders du Parti démocratique japonais, principal mouvement d’opposition, croit déceler l’émergence d’un discours nouveau :  » Jusqu’à récemment, chacun considérait les idées nationalistes comme une variante du chauvinisme, dit-il. C’était une pensée condamnable, intrinsèquement mauvaise. A présent, les visites ambiguës du chef du gouvernement au sanctuaire Yasukuni ont donné un air de respectabilité à ces idées. Cela m’inquiète, car les réformes démocratiques imposées par les Américains au lendemain de la guerre ont agi uniquement sur les institutions. L’état d’esprit, en revanche, n’a guère changé. Dans les communautés locales, par exemple, comme dans les entreprises ou au sein de la famille, la démocratie n’est guère entrée dans les m£urs. Trop souvent, celui qui a le pouvoir ne peut être remis en question. Sans doute fallait-il s’attendre, soixante ans après la guerre, à un certain regain du discours nationaliste. Ce qui m’angoisse, c’est que ses partisans n’éprouvent aucune honte, comme si leur posture idéologique était une idée acceptable parmi d’autres.  »

Critique littéraire et commentateur politique, Tetsuya Miyazaki partage ce point de vue :  » Dans un sens, quand certains jeunes accusent le système éducatif de leur avoir menti, ils ont raison. Il y a eu un mensonge par omission, par crainte d’encourager le nationalisme. Et ce tabou existe toujours. Le résultat, c’est que les Japonais ne savent plus comment exprimer leur amour du pays, tout simplement et sans arrière-pensées. Nous n’avons pas les outils intellectuels pour penser l’Etat ou les forces armées. Car nous n’avons jamais été encouragés à en parler.  »

l M. E., avec P. M.

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