Château Silence
Le domaine de Laeken n’aime pas le bruit. Ecrin, pourtant, d’éclatantes réceptions officielles, il respire mieux dans l’accalmie. Entre le clic des sécateurs, le murmure des entretiens royaux et l’écho des pas dans des salons dépeuplés. l
Un style Louis XVI, un parc à l’anglaise entre prestige et naturel, une tour japonaise, un temple du Soleil, un autre de l’Amitié, un mausolée, une grotte, une cascade, une orangerie… Laeken, c’est sûr, fut imaginé pour impressionner. Au printemps 1880, des hôtes de marque jouent des coudes dans l’immense verrière fleurie, où l’on scelle alors les fiançailles de Stéphanie, deuxième fille de Léopold II, et de Rodolphe, l’archiduc héritier d’Autriche – celui qui, neuf ans plus tard, se suicidera avec sa maîtresse Marie Vetsera (mais on les a sans doute un peu » aidés « ), dans un pavillon de chasse de Mayerling… Un couple sans amour, mais uni aux accords d’un ch£ur viennois, qui s’époumone sous la coupole du jardin d’hiver magistral – 36 colonnes doriques en pierre, 25 mètres de hauteur, 57 de diamètre – là où Claire et Laurent, précisément, se présenteront à la presse. Dans ce même lieu, un autre concert est donné, le 13 avril 2005, pour fêter les 75 ans de la radio nationale. Mais il fait trop froid dehors, et trop de monde se presse à l’intérieur : bigre, l’eau de condensation ruisselle sur les musiciens ! Si époustouflantes soient-elles, les serres conviennent peut-être aux cocktails (le brouhaha mis à part), mais décidément pas à la musique – que Léopold II taxait d’ailleurs de » bruit coûteux « … Curieux paradoxe, donc : voilà un domaine bâti pour épater, et dont la prestance n’en impose jamais autant, cependant, qu’en dehors de la foule. En dépit de ses grands airs, Laeken est fait pour le silence. Pour l’admiration ouatée, l’enthousiasme feutré. Alors qu’il enflamme ses invités, oui, mais que leurs bouches restent closes, comme muettes d’émerveillement…
Napoléon ne s’y était pas trompé. Le château de Laeken, construit en 1782 comme résidence d’été des gouverneurs des Pays-Bas autrichiens, lui » tape dans l’£il » en août 1804. Il se dit que l’endroit ferait un chouette cadeau pour sa Joséphine chérie. Il l’achète fissa pour la Beauharnais (5 millions de francs) et le meuble de jolies choses » made in France » : fauteuils Empire, tapisseries, rideaux de soie tissés à Lyon. Bonaparte y résidera pour la dernière fois en mai 1810. Après, il y pensera souvent, mais de Sainte-Hélène… Sous Guillaume Ier, ensuite, les Hollandais, nouveaux occupants, n’y commanderont pas de travaux remarquables, sinon le petit théâtre et l’orangerie – toujours leurs doigts verts. Léopold Ier non plus n’y marque guère sa patte. Mais son fils nourrit d’ambitieux desseins pour Laeken : Léopold II agrandit le château, double la taille du domaine (160 hectares), l’entoure de voies de communication qui le relient à la ville, et consacre, avec ses architectes Alphonse Balat, Henri Maquet et Charles Girault, plus de trente ans de sa vie (de 1874 à 1905) à l’édification des serres. Dans ce dédale de verre, qui couvre, au sol, une superficie de 1,5 hectare, £uvrent aujourd’hui encore une quinzaine d’hommes. On ne les voit ni ne les entend. Pourtant, tout est impeccable… car tout doit l’être. Simplement » parce qu’à tout moment une visite impromptue de la famille royale ou de ses invités est toujours possible « , confie l’un d’eux, sorti de l’ombre d’un dattier. Un petit chat repu, aussi zen que le sentier de gravier qu’il suit méthodiquement, semble l’écouter sans ronronner.
Le château aussi paraît figé dans l’attente. (De quoi : un visiteur ? un événement ?) L’ample rotonde italienne est vide. Comme une grosse femme gloussante, elle ne se gorge de bruit que lors des réceptions ou des cérémonies, telles les prestations de serment des gouvernants. Côté jardin, ses baies vitrées plongent sur une pelouse immense, vallonnée, qui court jusqu’aux étangs : quelques bouquets d’arbres solitaires dans un paysage léché et, très au loin, des maisons aux toits de tuiles rouges, des tours HLM, puis celle de la RTBF. Partant de là, vers la gauche en entrant, les salles s’enfilent, comme des perles : salons dits des Lettres, des Arts, des Princes, du Roi. Et la petite salle à manger des maréchaux, avec sa cuisine attenante, sans fenêtre, ni poussière, ni personne. Mais où sont les gens ? Pour peu, sans la présence d’Alfreda, l’argentière en chef qui dresse justement une table au cordon, mètre ruban en main, en prévision d’un dîner officiel, la théière, la pendule et le chandelier se mettraient à danser, comme Mme Samovar, Big Ben et Lumière, dans le conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont… » Au total, 185 personnes travaillent dans les résidences royales. Si on ne les croise pas, c’est parce que c’est tellement vaste « , assure Pierre-Emmanuel de Bauw, attaché de presse au Palais. Et » sous-habité « . A l’avènement d’Albert II, les souverains ont préféré continuer à vivre au Belvédère : leur (grand) petit chez-eux se situe à quelque 600 mètres du château. Fabiola, Astrid et les siens occupent, quant à eux, le Stuyvenberg, un autre » coin » du domaine de Laeken. Ne nichent finalement au château (et encore, dans l’aile droite uniquement) que Philippe, Mathilde et leurs pitchouns. Aucun espoir de rencontrer l’un d’eux dans les salles d’apparat du rez-de-chaussée, cette enfilade de pièces remarquables, entièrement rénovées, des voilages aux parquets, par la grâce de Paola, qui remplit utilement une mission de sauvegarde et d’embellissement du patrimoine. La traversée du salon Balat, de l’octogone d’Apollon (où la harpe d’Elisabeth se désespère qu’on lui pince un jour les cordes), d’une salle de bal où les pas résonnent (mais plus la musique – Baudouin, cet ascète, n’ayant pas voulu danser) conduit à la grande galerie majestueuse qui accueille, elle aussi, à l’occasion, des dîners d’Etat. Après, on glisse vers le complexe des serres. Retenez ça, car c’est inédit en Europe : l’accrochage du bâtiment principal d’un château à un ensemble solennel de pavillons vitrés. Avec cette partie mixte, où le visiteur, transitant par l’entre-deux, passe en fondu enchaîné du luxe au paradis terrestre…
Dans ce château sans maîtres ni servantes, un couloir de traverse mène à une rare beauté : le foyer du petit théâtre, créé au XVIIIe siècle. Rouget de Lisle, Restif de La Bretonne, Olympe de Gouges pourraient aussi bien se cacher derrière l’épais rideau : ici non plus, hélas, il n’y a personne. Ces planches miniatures, avec leurs parterres et leurs loges » maison de poupée « , ont pourtant servi de home cinema personnel d’Elisabeth. Puis de sanctuaire à des soirées musicales privées, genre » concerts à domicile « . Depuis, on a tout arrêté : organisation trop lourde, pour un nombre restreint d’invités – le théâtre ne compte que 60 places. Et, de toute façon, » les pompiers ne voulaient plus, parce que l’édifice n’est plus aux normes « , confie Norbert van Laar, commandant de Laeken. Donc il ne sert plus. Des briefings y ont encore lieu, parfois : des instructions y sont répétées, des mots secs qui claquent et rompent absolument le charme de la scène, qui en a entendu de plus doux.
Laeken et la quiétude. Aucun prince, aucune princesse n’y pousse plus son premier cri, comme au siècle passé. Aucun chien n’aboie, pas même ceux de la reine, qui en promène pourtant deux (mère et fille). Hormis l’effervescence des réceptions et des dîners de gala, hormis les propos secrets des entretiens du roi, qui reçoit toutes portes fermées, rien ne bouge, ou presque. Dehors, un cygne noir prend son envol. Dedans, un majordome économe éteint vite un lustre, après notre passage. Le cristal bouge, rien qu’à la chaleur des lampes, douce petite musique carillonnante…
à suivre : Laeken, un poumon vert
prisé et privé (6).
Texte: Valérie Colin. Reportage photo : Olivier Polet
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