Comment une rude vallée savoyarde est-elle devenue la capitale mondiale de la montagne ? Ce sont les Anglais qui l’ont » inventée » avant même son rattachement à la France, en 1860. Après l’exploration des glaciers, vient l’âge d’or de l’alpinisme. La voie est libre pour les adorateurs du mont Blanc. La cité qui vit passer Goethe, George Sand, Napoléon III ou notre roi Albert Ier, précurseurs d’un tourisme qui atteint aujourd’hui des sommets, est la deuxième étape de la série d’été que Le Vif/L’Express consacre aux villes françaises mythiques.
La porte du bureau de la compagnie des guides de Chamonix est restée entrouverte quelques instants et le visiteur ne peut s’empêcher de jeter un rapide et discret coup d’oeil dans cette pièce, ce saint des saints, où il s’attend à découvrir quelques reliques et merveilles habituellement dissimulées aux yeux des profanes. Il n’y apercevra qu’une modeste table et un vaste fichier mural ; sur les fiches jaunes, les noms des guides disponibles. La prochaine course sera attribuée au premier de la liste. Le soir, vers 18 heures, les clients pourront rencontrer celui qui leur a été octroyé devant la maison des guides, à quelques pas de l’église et de la mairie, au coeur du Chamonix le plus ancien, où s’établissait le prieuré des abbés qui, longtemps, régnèrent sur la vallée. Là s’élaborent les courses à venir, les tentatives d’ascension ou les parcours sur les glaciers.
Pas de secrets, donc, dans l’inaccessible bureau des guides de Chamonix, si ce n’est celui d’un système qui préserve les intérêts de tous les guides chamoniards en les gardant de tomber dans une concurrence effrénée. Et plus qu’une simple organisation du travail, cette forme coopérative témoigne, finalement, de l’histoire d’une vallée propulsée, par la grâce de ses glaciers et du mont Blanc, d’un anonymat absolu aux devants de la scène internationale. Une histoire au cours de laquelle les habitants de Chamonix ont su préserver leur patrimoine et leurs particularismes tout en s’ouvrant au monde entier. En commençant par les Anglais, dont les premiers valeureux représentants ont, ce 17 mai 1741, ouvert la voie…
La veille, le 16, alors qu’ils parcouraient la vallée de Sixt, leur caravane avait été attaquée par des bandits de grand chemin. Le révérend Richard Pococke et son associé en exploration, William Windham, s’étaient alors félicités d’avoir emporté quelques fusils qui avaient su dissuader les agresseurs de poursuivre l’assaut.
En débouchant dans la vallée de Chamonix après plusieurs heures d’une marche harassante, les deux explorateurs furent accueillis par l’autorité locale, le prieur, qui s’adressa à eux en anglais ! Stupéfaction pour les intrépides britanniques. La seconde surprise fut un éblouissement. En progressant, le révérend et son équipier sont frappés par un spectacle qu’ils n’avaient pu imaginer : celui des glaciers qui descendaient alors jusque dans la vallée. Eblouis par ce décor inconnu, cette » mer de glace aux vagues gelées « , les deux hommes en firent le récit dès leur retour, multipliant les conférences. Ils avaient découvert Chamonix ou, du moins, ils allaient faire connaître Chamonix au royaume de Grande-Bretagne, à l’Europe et bientôt au monde entier.
Pour autant, la population locale n’avait pas attendu l’arrivée des explorateurs anglais pour prospérer dans une vallée aux rudes conditions climatiques et aux alpages parfois escarpés mais, heureusement située à proximité de Genève. Ses chemins avaient vu défiler, des siècles durant, les marchands de sel ou de tabac, les contrebandiers et les aventuriers. Un brassage d’autant plus cosmopolite que la Savoie, au fil du temps et des alliances, passera et repassera des Italiens aux Français, avant d’être définitivement intégrée à la nation française lors de la signature du traité de Turin, en 1860.
Du mont Maudit au mont Blanc
Si les premiers touristes furent attirés par la réputation des glaciers, d’autres allaient bientôt se montrer intéressés par le mystérieux mont qui dominait le massif et qu’on appelait alors encore le mont Maudit. Les paysans de la vallée se gardaient d’ailleurs bien de tenter d’en escalader les flancs.
De l’autre côté des Alpes, à Genève, d’où le mont offre aux regards sa face nord, Horace Bénédict de Saussure, un savant suisse qui s’est déjà risqué, en 1760 jusqu’au sommet du Brévent, n’a que faire des superstitions locales. Il offre une prime à celui qui se hissera au sommet de la plus haute montagne des Alpes. De quoi susciter la convoitise des plus aventureux des Chamoniards et, parmi eux, de Jacques Balmat, un cristallier qui, pour récolter ses précieuses roches ensuite revendues à Genève ou à Turin, n’hésite pas à braver les peurs ancestrales et à s’aventurer sur les hauteurs. Le 9 juin 1786, il est le premier à passer toute une nuit en altitude, et prouve ainsi que la croyance populaire qui garantissait la mort à celui qui tenterait cette aventure était infondée.
Pour mener à bien sa tentative, Balmat s’associe à Michel-Gabriel Paccard, fils d’un notaire chamoniard qui, après des études à Turin, s’est installé comme médecin dans la vallée. Passionné de botanique et de sciences physiques, il souhaite emporter un baromètre au sommet du mont Blanc afin d’y effectuer des mesures utiles pour comprendre les phénomènes atmosphériques.
Les deux hommes réussiront cet exploit le 10 juin 1786. Jacques Balmat y gagne le surnom officiel de » Mont-Blanc « , qu’il accole à son nom, tandis que la nouvelle de cette incroyable première parcourt l’Europe et fait affluer des amateurs qui souhaitent eux aussi atteindre le toit des Alpes. D’autant que, si l’affaire n’est pas simple, elle demeure à la portée des plus fortunés qui se mettent à la tête de véritables caravanes pour vaincre le sommet et, bientôt, ses voisins. Les Chamoniards seront leurs porteurs et leurs guides, armés d’un long bâton ferré et d’une hache. Dès 1820, ces guides se sont d’ailleurs organisés dans une compagnie aux règles établies afin de ne plus être aux ordres de leurs riches clients. Ils se réservent désormais le droit de refuser une escalade trop périlleuse. Une décision prise après la mort de deux d’entre eux lors d’une ascension risquée que leur client, médecin conseiller du tsar, refusait d’interrompre.
L’âge d’or de l’alpinisme
Pour les habitants de la vallée, les revenus tirés de ces activités complètent ceux issus de la terre. Les mulets des fermes servent à promener les aventuriers jusqu’à la mer de Glace et, en ville, certains Chamoniards songent à recevoir les visiteurs. Mme Coutterrand est la première de ces aubergistes. Elle peut, en 1770, héberger deux ou trois voyageurs, et fera bientôt agrandir son établissement, qui deviendra l’hôtel d’Angleterre. Suivent des établissements plus luxueux et plus vastes, à l’image de l’hôtel Royal, construit en 1848, fréquenté par la meilleure clientèle européenne de l’époque, et même par des têtes couronnées comme le prince de Galles, le roi Albert Ie, ou Napoléon III et l’impératrice Eugénie. Ces derniers, qui résidèrent quelques jours à Chamonix en mars 1860, après le rattachement de la Savoie à la France, avaient subi un si épouvantable voyage que l’empereur imposa de faire ouvrir une route carrossable le long de l’Arve.
Auparavant, l’écrivain allemand Goethe, le poète romantique anglais Percy Shelley et son épouse Mary découvrent les glaciers, tandis que George Sand vient à Chamonix pour y oublier Alfred de Musset en compagnie de Franz Liszt.
De 1854 à 1865, la ville bénéficie, en outre, de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l' » âge d’or de la conquête des Alpes « . C’est l’époque durant laquelle la plupart des grands sommets sont gravis. Et si ce fut un Français qui atteignit le premier le sommet du mont Blanc, ce sont des Anglais qui créèrent le premier club Alpin (en 1857 ; le Club alpin français date lui de 1874). Les 28 membres fondateurs étaient tenus d’avoir effectué des ascensions dans les Alpes et devaient contribuer à la connaissance du massif en publiant des guides, des récits de voyage. Ils étaient 281 en 1863, preuve de l’importance des ressortissants britanniques dans l’alpinisme sportif, dont ils sont, sans conteste, les inventeurs. En témoigne la très vivante rue des Moulins, ressemblant fort à une petite enclave touristique des sujets de Sa Gracieuse Majesté.
L’âge d’or de l’alpinisme, puis les Jeux olympiques de 1924, reconnus comme les premiers véritables Jeux d’hiver, furent, après la découverte des glaciers, les deux autres piliers de la construction du mythe de Chamonix. La ville apparaît d’ailleurs sur l’itinéraire du » grand tour « , qui, dès la fin du XVIIIe siècle, s’impose comme le must des gens aisés. Il s’agit de parcourir la France, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie avec, bien sûr, une étape au pied du mont Blanc.
L’invention du tourisme
De ce grand tour naîtra le » tourisme « , et Chamonix peut revendiquer d’en être le berceau. D’autant qu’aux premiers hôtels succèdent alors les grands palaces et que le train remplace la diligence avec l’installation de la gare en 1901.
L’idée des sports d’hiver s’installe. Alors que les touristes choisissaient jusqu’alors de fréquenter Chamonix à la belle saison, d’autres viennent à présent pendant les mois les plus rudes afin de pratiquer ces nouvelles activités à la mode : la luge, le bobsleigh, le ski de fond en sous-bois. Puis, rapidement, le ski » alpin « . Michel Payot, médecin des vallées de Chamonix et de Vallorcine, avait utilisé une paire de ces planches venues de Norvège pour visiter ses patients. En 1903, il réalise la course désormais classique Chamonix-Zermatt et, en 1905, il fonde le Club des sports de Chamonix, qui produira de nombreux champions.
Les guerres refermeront cette parenthèse enchantée. Puis c’est le tourisme qui changera de nature, se démocratisant avec l’accès à la montagne pour tous. Pour autant, les élites qui ont contribué au succès de la ville n’ont jamais abandonné la vallée et se sont repliées sur des chalets cossus. Bon nombre de grandes familles industrielles françaises, les Peugeot, les Berliet, demeurent » chamoniardes » et se mêlent, avec discrétion, à la foule des amoureux de la montagne pour lesquels le passage à Chamonix vaut pèlerinage.
Dans notre numéro du 1er août : Deauville.
Par Laurent Chabrun