Des psychothérapeutes inculpés pour association de malfaiteurs, des patients qui dénoncent des escroqueries et des dérives psycho-sectaires… Que cache la sophia- analyse ? Une école de vie ou un courant dangereux ? Enquête.
Mai 2007 : Coralie est heureuse. Elle a vaincu une douloureuse maladie musculaire qui, il y a huit ans, l’avait plongée dans la dépression. Pour s’en sortir, elle a consulté une » sophia-analyste » ( lire l’encadré en p. 42). Sur les conseils de sa thérapeute, Coralie a également rejoint un groupe de thérapie qui lui permettra de devenir, à son tour, sophia-analyste. Pour y parvenir, après un pré-requis de deux ans au sein de ce groupe, elle suivra encore quatre années de formation à l’Institut de sophia-analyse de Bruxelles.
Surprise ! Ce groupe d’étudiants s’appelle une » génération » : il se compose, lui dit-on, d’une » fratrie symbolique « . Au fil du temps, Coralie s’interroge et » cale » face à des incohérences. Mais sa thérapeute l’encourage à persévérer. Au terme de ces sept ans d’analyse, la jeune femme est épanouie. Et elle se prépare à accueillir ses premiers patients. Pourtant Coralie n’a pas prévu ce que ses formateurs lui ont réservé. Depuis le départ, comme à l’égard de tous les autres élèves, les formateurs occupent à la fois les rôles de professeurs, de thérapeutes et de » parents symboliques « . Or voilà qu’ils lui annoncent qu’elle ne recevra pas d’autorisation de pratique supervisée. En » bons parents « , ils lui accordent un an de plus pour remplir les conditions de réussite. Pour y aboutir, elle devra témoigner son attachement affectif à sa génération et aux thérapeutes. Et, surtout, Coralie doit leur raconter sa vie, toute sa vie. D’ailleurs, les formateurs ont beaucoup à redire sur son couple. » Ton homme et toi, vous ne vous aimez pas, puisque tu ne sais pas t’attacher affectivement ici : tout ce qui n’est pas fait en formation ne peut l’être en dehors. » Pour obtenir ce qu’on exige d’elle, sa formatrice argumente et menace : si elle ne cède pas, lui dit-on, » tu pars à la débandade. Tu risques de rester quelqu’un de désespéré ! « .
Jamais Coralie n’avait imaginé un tel totalitarisme au sein du groupe. Sonnée, elle tient bon, au risque de perdre son » diplôme « . Elle refuse de prononcer ces mots qui confirmeraient la dépendance qu’on tente de lui imposer. Ouvrant les yeux, elle a le sentiment d’avoir été abusée, d’être manipulée et confrontée à des pratiques dictatoriales. En outre, elle a laissé dans cette » formation « , désormais inaboutie, 8 900 euros – et 12 000 euros pour ses thérapies individuelle et de groupe.
Un détournement de 1,34 million d’euro
A cette époque, Luis Aquino Benitez, l’homme qui a introduit et développé la sophia-analyse en Belgique, et son épouse (et ex-patiente) Dominique Lippens ainsi que Benoît de Coster, tous deux responsables de l’Institut de sophia-analyse, viennent d’être condamnés à des amendes et à des peines de prison importantes (suspendues car ils ont fait appel) pour association de malfaiteurs, recel, faux et usage de faux. En fait, les trois comparses auraient détourné l’énorme somme de 1,34 million d’euros ! C’est un thérapeute et formateur en sophia-analyse, prié de quitter l’Institut parce qu’il séduisait ses patientes, qui s’est vengé en les dénonçant.
» Sur le plan administratif, nous avons été négligents dans la gestion de l’ASBL, admettent Luis Aquino et Dominique Lippens. Mais, après le procès, nos patients nous ont gardé toute leur confiance. Aucun ne nous a quittés « , crânent-ils. En réalité, échaudés, des étudiants et des formateurs ont abandonné la formation et l’Institut.
Un gouffre financier pour certains
Anne Pioge était infirmière. Elle est devenue sophia-analyste (on compte une centaine de ces thérapeutes en Belgique). Cette discipline lui a permis, dit-elle, d’explorer des horizons » en elle « , d’avoir réglé, au terme de sa formation, ses conflits et d’avoir bénéficié, en parallèle, d’un enseignement de qualité. » Pendant toutes ces années, j’ai déposé mes problèmes en me sentant évoluer en permanence dans un cadre de bienveillance et de liberté « , assure-t-elle.
Certains » clients » de la sophia-analyse portent pourtant un regard plus critique sur les manques déontologiques de cette méthode thérapeutique, le système qu’elle créerait, les dépendances qu’elle institutionnaliserait et le gouffre financier qui en résulterait pour certains. » Aux plus crédules ou aux plus fragiles, on présente comme une vraie promotion la possibilité de faire partie d’un groupe de parole, raconte Vinciane, une ex-adepte. On leur fait miroiter qu’ils avancent bien, qu’ils ont grandi, qu’ils sont enfin prêts à y accéder. Aux autres, on propose simplement d’avancer plus vite et mieux. Nul ne le soupçonne, mais la manipulation débute déjà à ce stade. «
Les groupes de parole sont composés de simples patients, mêlés à ceux qui suivent une formation et/ou à des thérapeutes démarrant leur activité. Le tout avec une hiérarchie tacite : les » simples » patients n’ont qu’à s’incliner et ingurgiter, parfois dans la douleur, les » vérités » assénées. Anne Pioge ne voit pas de malice aux inégalités qui règnent dans cette structure. » Le groupe, dit-elle, est un accélérateur de la thérapie. » La hiérarchie au sein du groupe renverrait à celle vécue dans une famille : les aînés savent déjà, les petits doivent apprendre. D’ailleurs, les sophia-analystes répètent sans cesse qu’il faut accepter sa place d’enfant et se soumettre à l’autorité des parents. Il s’agirait même de la seule issue pour réussir sa vie. Encore faut-il qu’il s’agisse de bons parents !
Vinciane se souvient de moments d’humiliation vécus par des » frères et s£urs » lors de ces séances. » Ceux qui exprimaient le désir de partir devaient s’attendre à se faire lyncher même si, en pratique, nul ne les empêchait de quitter le groupe « , remarque-t-elle. » Lors du départ d’un membre, les protestations signifient : « Nous tenons à toi » « , commente Anne Pioge. Comment affronter, voire rejeter les mots d’une famille si aimante ? Comment, aussi, briser son unité ? » Tant que vous ne serez pas dépendants à 100 % de vos thérapeutes, votre bonheur restera un leurre « , assénait la thérapeute de Vinciane.
Pour être heureux et entamer son indispensable » Transformation » (déjà vécue par les thérapeutes), il faudrait donc accepter cette dépendance et » boire le bon lait des bonnes mères « . Le » petit » gagnerait ainsi des chances d’être, un jour, aussi beau que sa maman, modèle vers lequel il doit tendre. Se place- t-on encore, ici, dans le cadre du traditionnel transfert psychanalytique, » cet élément indispensable à la thérapie « , comme le rappelle Luis Aquino ? » Toutes mes patientes seront amoureuses de moi et m’idéaliseront, à des degrés divers, soutient-il. Mais cette dépendance sera travaillée en thérapie, avant de pouvoir s’en passer. » Qui décide du moment adéquat auquel cette dépendance imposée prend fin ? Détail troublant : à la question, toute simple, de savoir s’il arrive que certains week-ends de formation (obligatoires) se déroulent les jours de fête des pères ou des mères, Luis Aquino et Dominique Lippens répondent en ch£ur un grand » Jamais, jamais ! « . Un mensonge ? Cette année, et ce n’était pas la première fois, les élèves ont passé ces fêtes de famille importantes en leur compagnie plutôt qu’avec leurs propres parents. De même, à la demande de Luis, ils ont dû participer à la fête des 50 ans de Dominique, pourtant thérapeute de plusieurs d’entre eux. Curieuse confusion des rôles…
» Un client qu’il fautfidéliser «
Pour Jean-Paul, psychothérapeute qui utilise la méthode de sophia-analyse, la déontologie n’est pas un vain mot. » La relation thérapeutique est asymétrique : le thérapeute a un savoir professionnel et donc un pouvoir. Il doit mettre ce pouvoir au service de son patient et non en abuser. D’autre part, le principe de non-réciprocité joue en permanence : les patients sont là pour eux, non pour moi, ils viennent pour partir un jour, non pour être gardés. Mon objectif est de les aider à devenir autonomes et non de me valoriser. » A défaut de garder en tête ces recommandations, les dérives sont possibles, comme dans tout autre processus thérapeutique.
Alors la sophia se serait-elle écartée de ces principes pour servir, parfois, des desseins plus triviaux ? On pourrait alors interpréter le système actuel comme une machine bien rodée : on y incite le patient à suivre, en plus d’une thérapie individuelle, une thérapie de groupe. Puis de couple. Le conjoint sera donc, à son tour, séduit par une thérapie individuelle, avant de rejoindre lui aussi un groupe. Le tout précédant un dessert, réservé aux plus » sages » : la formation de psychothérapeute. » Quand on a été soi-même blessé, on est le mieux placé pour devenir thérapeute « , assure Luis Aquino. De nombreux bénévoles de groupes d’entraide n’en disconviennent pas. Mais ils ne se lancent pas, eux, dans une formation les menant à un statut de professionnel du traumatisme. Et encore moins en rapportant de l’argent – et ici, apparemment, beaucoup d’argent – à ceux qui leur auraient » révélé leur voie « . Dernier point gênant : » Pendant longtemps, à l’Institut, on s’est bien gardé de prévenir clairement les élèves de l’absence de reconnaissance officielle actuelle du diplôme chèrement obtenu « , reconnaît un proche de la sophia.
Le président de Psy Vigilance, en France, écrit : » La préoccupation première du psychothérapeute autoproclamé est d’ordre économique. Un patient doit durer. C’est d’abord un client qu’il faut fidéliser. «
Le risque d’escroquerie existe dans toute thérapie. Aucune loi ne régule le marché de ceux qui se disent thérapeutes. Et tous ne sont pas forcément sages…
Pascale Gruber