Ces princes au petit poids

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

En Belgique, ils ne sont plus que 32. Les jockeys professionnels gagnent désormais leur vie à l’étranger. Ou exercent un travail complémentaire à temps partiel. Plus le nombre de courses se réduit, plus le métier décline

Il regardait trop les filles en course. Ça lui a été fatal.  » L’entraîneur tape amicalement le flanc du cheval. En convalescence après avoir été, bien malgré lui, privé de sa virilité, l’animal poursuit sa marche. Sans rancune.  » Il n’y a pas de mauvais chevaux, lance le jockey Patrick Massagé. Ils rendent ce qu’on leur donne, si pas en victoires, du moins en amitié. Le plus gai, dans ce métier, c’est d’obtenir d’un cheval ce que personne n’avait su en tirer auparavant.  »

Curieuse alliance que celle que ces petits hommes scellent avec leurs montures, prêts, ensemble, à caresser les limites de l’extrême pour l’emporter. Une histoire de souffle, d’instinct, de puissance. Un flirt à l’arraché, qui joue avec la mort, au risque de s’y perdre. En 2003, un cheval a été abattu sur le champ de course d’Ostende, victime d’une fracture ouverte. Les autres montures, qui ont pris 1 767 fois le départ d’une course de galop, cette année-là, vivent toujours, en dépit des irrégularités du terrain qui emprisonnent parfois les sabots et qui blessent les coureurs. Les jockeys n’ont pas été épargnés non plus : deux d’entre eux ont été victimes d’accidents graves, mais ils sont des dizaines à être tombés. Bien des côtes, clavicules ou poignets s’en souviennent. Les accidents sur terrain plat demeurent plus rares qu’en course d’obstacles, mais ils s’avèrent plus graves, à cause de la vitesse.

Ce risque-là n’arrête pas les jockeys. Peut-être même pimente-t-il une passion qui n’en a pourtant pas besoin. Car pour les 32 licenciés que compte le pays, monter un cheval lancé au galop est une drogue, à laquelle ils sacrifieraient tout. Pour le plaisir d’entendre claquer les portes des box de départ, ils endurent sans broncher les levers à l’aube et la contrainte de la balance : les jockeys pèsent entre 52 et 55 kilos. Les plus chanceux sont naturellement û très û minces, et donc exemptés de régimes alimentaires. Les repas de leurs alter ego sont, en revanche, calibrés au millimètre et les visites au sauna, régulières pour perdre quelques grammes encore.  » On mange beaucoup de salades et de poisson « , témoigne Nino Minner, ancien jockey (53 kilos pour 1,72 mètre) devenu entraîneur. En piste, certains jockeys portent des  » tenues saunas « , composées de gros pulls et de survêtements de plastique pour transpirer et fondre d’un kilo supplémentaire. Même leur selle est à la diète : elle pèse entre 400 grammes et 2,5 kilos ! Cette dictature du poids est si forte que nombre de débutants optent finalement pour le trot attelé, où les drivers peuvent peser de 60 à 70 kilos sans que cela ne gêne personne.  » Le galop, c’est pour les tout-petits « , explique Christophe Mertens, huit fois champion de Belgique en trot attelé, du haut de ses… 76 kilos. Obligés de faire ceinture vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les jockeys ne s’alimentent jamais avant les courses : s’ils devaient subir d’urgence une opération chirurgicale à la suite d’une chute, le travail des médecins en serait d’autant facilité.

 » Pour ne pas arrêter le cheval, on est capable de n’importe quoi, témoigne ce jockey : manger puis vomir, avaler des saloperies afin de maigrir et de tenir le coup, tout est bon.  » Résultat : c’est sa dizaine d’ulcères à l’estomac qui l’a contraint à raccrocher, au moins provisoirement.

Puis il est remonté en selle. Une seule fois, s’était-il juré. Battu d’une demi- tête sur la ligne d’arrivée, il est allé directement s’acheter de nouvelles bottes en sortant de l’hippodrome. Et a recommencé, comme avant…  » On a ça dans le sang, explique le driver Christophe Mertens. On est né dedans, on mourra dedans.  »

Quitte à laisser partir une femme ou à tout perdre, après avoir connu la gloire. Quitte à ne prendre de vacances qu’en hiver, et à entendre, course après course, les quolibets succéder aux louanges des parieurs et les reproches des entraîneurs, eux-mêmes vilipendés par les propriétaires. Quitte à ne compter sur personne, dans ce monde-là.  » En course, on n’a pas de copains du tout. Personne ne passe. D’ailleurs, très peu de jockeys comptent de vrais amis dans le milieu « , témoigne l’un d’entre eux. Là, comme ailleurs, les amis se font rares quand le vent tourne.  » Mais, paradoxalement, quand la chance nous sourit, on a moins d’amis aussi « , murmure un jockey.

Tel est le prix à payer pour vivre quelques incomparables secondes, dans le bruit des sabots et les cris des joueurs. Lancés à près de 60 kilomètres-heure, concentrés jusqu’à l’extrême pour obliger leur cheval à garder des forces pour la fin et prendre la bonne décision en un éclair de temps, les jockeys ne font pas dans la dentelle.  » Les bons jockeys savent de qui ils doivent se méfier et comment guider au mieux leur monture. Certains chevaux courent deux secondes plus vite au tour selon qu’ils sont montés par tel ou tel homme « , affirme un driver. Debout sur leurs étriers durant les trois à quatre minutes que dure un 3000 mètres, les yeux rivés sur leurs adversaires, les galopeurs doivent à la fois être vifs et patients.  » Tout le monde veut gagner et personne ne veut se retrouver enfermé dans le peloton « , explique le driver Dominique Locqueneux. Des insultes fusent, des coups d’épaules se perdent, même si les commissaires de course veillent au grain.  » C’est physiquement très dur, témoigne Patrick Massagé. Dans les derniers mètres, on ne respire plus. Mais quand on gagne, on oublie tout.  »

Dans ce petit monde, la cravache d’or, attribuée au jockey qui compte le plus de victoires sur l’année, fait oublier jusqu’aux froides aurores de l’hiver passées dans les écuries. Peut-être davantage que l’argent. Car, avec la crise qui affecte le monde des courses en Belgique depuis quelques années, les revenus des jockeys ont fondu. Au point que pour le gros des troupes, vivre de ce métier est devenu très difficile.  » En ne courant qu’en Belgique, aucun jockey ne peut vivre « , affirme le driver Christophe Mertens. En galop, un jockey gagne tout au plus 1200 euros par mois. Nombre d’entre eux travaillent en plus dans les écuries pour arrondir leurs fins de mois, ou occupent un poste à temps partiel dans une entreprise. C’est le cas de Séverine Juprelle, sacrée Etrier d’or en 2003 dans la discipline du trot monté : elle travaille à mi-temps comme vendeuse de vêtements.

Des cacahouètes

 » Avant les années 1980, le pays comptait 150 jockeys professionnels, explique Michel Puissant, le président du Jockey Club de Belgique. Il y avait aussi 7 à 8 courses par jour, quatre fois par semaine, contre 4 à 6 courses actuellement, 1 fois par semaine en moyenne. Aujourd’hui, seuls les meilleurs jockeys parviennent à en vivre, en participant pour l’essentiel à des courses à l’étranger, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, voire plus loin encore. En France, certains des jockeys les plus en vue sont d’ailleurs des Belges : Christophe Soumillon, jeune prodige bruxellois de 23 ans, lauréat du Prix du Jockey Club et du Grand Prix de l’Arc de Triomphe, Philippe Maschaelle, qualifié de  » petit phénomène belge  » par le quotidien français Paris-Turf et détenteur du record de victoires en trot monté en 2004, ou encore Jos Verbeeck, quadruple vainqueur du Grand Prix d’Amérique.

En Belgique, en revanche, les organisateurs de courses, victimes de la concurrence du Lotto, des compétitions à l’étranger, et des paris sur Internet, en ont réduit le nombre et les prix. Alors que les courses représentaient un montant d’un peu plus de 150 millions d’euros par an au début des années 1980, elles ne dépassent plus aujourd’hui 1,5 million d’euros. Certains prix, qui s’élevaient à 4000 euros en 1994, se sont depuis lors réduits à 800 euros pour le vainqueur, 260 euros pour le deuxième, 150 pour le troisième et 80 pour le quatrième. En moyenne, le prix offert à l’ensemble des lauréats n’excède plus 1500 euros. Quelques grandes et rares courses offrent toutefois encore des prix de 20000 ou 50000 euros aux chevaux lauréats, comme au steeple-chase de Waregem, par exemple. Car ce sont bien les chevaux qui sont déclarés vainqueurs. Du coup, 80 % de la récompense revient au propriétaire, 10 % à l’entraîneur et 10 % au jockey, en plus d’une prime forfaitaire de 33 euros attribuée par monte.

Des montants qui ne peuvent souffrir la comparaison avec ce qu’empochent aujourd’hui quelques cracks, réclamés par les plus riches propriétaires de chevaux de la planète, à Hong Kong ou à l’île Maurice. Aux Emirats arabes unis, un jockey peut gagner jusqu’à 10000 euros par mois. En Suisse, certaines journées de victoires rapportent 2 000 euros aux meilleurs monteurs. Quant au cheval qui remportera, à Vincennes (France), le Grand Prix d’Amérique, la course de trot la mieux dotée d’Europe, à la fin du mois de janvier, il remportera 1 million d’euros.

Avertis des jours sombres qui les attendent s’ils mettent le pied à l’étrier, les jeunes candidats se font de moins en moins nombreux. L’an dernier, il n’y avait que 4 apprentis tentés par le galop, un chiffre en constante diminution.  » On déconseille ce métier « , lâche le patron du Jockey Club.

40 ans, c’est fini

Le métier est plus difficile encore en galop qu’en trot. Alors que l’on compte une bonne quarantaine de jours de courses de galop par an, 165 sont consacrés au trot. Moins onéreux pour les propriétaires û l’entraînement d’un cheval de galop coûte tout de même près de 750 euros par mois û, le trot, plus populaire, a moins souffert de l’actuelle évolution des courses.  » Le galop a atteint le seuil minimum qui provoque la déconfiture du système : il n’y a plus assez de chevaux, donc plus assez de courses équilibrées et plus assez de moyens financiers pour le secteur, analyse Achille Cassart, le président de la Fédération belge des courses hippiques. Il n’y a que 6 à 7 partants par course de galop, qui n’appartiennent parfois qu’à deux propriétaires différents, contre une moyenne de 12 chevaux en trot. Mais je suis confiant : le trot tirera le galop sur la bonne voie.  »

Les deux mondes, pourtant, se côtoient peu : alors que le trot est historiquement ancré dans le monde agricole, le galop, lui, a longtemps été le fait de l’aristocratie.  » C’est un autre milieu « , commente laconiquement le driver Dominique Locqueneux. D’ailleurs, les jockeys de trot et de galop ne se fréquentent guère, se jugeant trop différents.  » Les galopeurs sont plus casse-cou, relève Achille Cassart. Souvent, ils sont mal traités, mal payés et peu formés.  » Forcément, puisque la majorité d’entre eux renoncent à leur scolarité pour faire leurs débuts dans le métier vers 15 ou 16 ans. La situation des professionnels du trot semble un peu plus enviable. En théorie, ils peuvent poursuivre leur carrière jusqu’à 70 ans, alors que les galopeurs raccrochent le plus souvent leur casaque à 40 ans au plus tard. Ensuite ?  » Ils gonflent « , lance l’un d’eux. Certains deviennent entraîneurs. D’autres se reconvertissent dans la restauration. Comme pour se venger de vingt ans de privations alimentaires.

Laurence van Ruymbeke

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