D' » abomination » à » zut « , en incluant des choses très très inconvenantes, un Dictionnaire des jurons dresse la liste de ce que notre littérature recèle de plus impubliable, du xviie siècle à nos jours
(1) Dictionnaire des jurons, par Pierre Enckell, PUF, 801 pages.
Il y a trois cents ans, quand le savetier du village se flanquait un bon coup de marteau sur le pouce, se bornait-il à crier » aïe ! » ? Sûrement pas, bordel de pine de clebs ! Pour exprimer sa colère ou sa douleur, il a sans doute puisé dans ce réservoir d’exclamations complexes que constituent les jurons, ces formules sulfureuses de la langue, souvent malsonnantes et susceptibles d’être réinventées à chaque époque. A la sienne, il a donc pu rugir » sang-bieu de bois ! « , » morguienne ! » ou » chuche ma fei ! « . A la nôtre, on dirait plutôt » connerie de chiotte « , » putain de ta race « , ou » cheudeu « . Ou, toujours prodigieusement enrichie par la fantaisie créatrice de ses utilisateurs, l’une des milliers de tournures classées sous les 750 entrées distinctes du Dictionnaire des jurons, de 1600 à nos jours (1)…
Corne de bouc, en voilà un gros livre dégoûtant ! Comme s’il craignait de paraître d’emblée inconvenant, son auteur, le lexicographe Pierre Enckell, a pris soin de justifier son entreprise insolite : » Depuis une trentaine d’années, j’étudie les locutions du français familier. C’est une matière que l’Académie et l’Université ont longtemps méprisée et voulu ignorer : un chercheur qui se respecte ne peut prêter attention aux aspects dits bas, triviaux ou vulgaires de la langue… » Aujourd’hui encore, par dédain, par pudibonderie, la plupart des dictionnaires généraux boudent en effet cette classe d’expressions typiques : les jurons y sont clairement sous-représentés par rapport à leur usage quotidien. Et pourtant, quelle richesse, quelle ampleur, double foutre !
Pour repérer ces locutions qui donnent envie aux mères de laver au savon les petites bouches qui les prononcent, Enckell a passé au crible un très grand nombre de textes variés, savants ou populaires, écrits en prose ou en vers : pièces de théâtre, morceaux dialogués, chansons populaires, pamphlets politiques, correspondance. Toute une littérature légère et peu connue, en vérité. Logique : c’est rarement chez Bossuet, Mauriac ou Rousseau, des auteurs largement cités dans les dicos classiques, que les jurons pullulent… Toutefois, le lexicographe n’a retenu que des valeurs sûres : celles illustrées par au moins deux exemples, et ne provenant pas du même écrivain. Beaucoup de jurons fantaisistes, attestés une fois seulement dans la documentation û ces occurrences uniques que les savants nomment des » hapax » û ont donc été éliminés. C’est dommage pour » crocus et plum-pudding » (bien présent dans l’£uvre de Georges Perec), » fumier d’évêque » (chez René Etiemble) ou » graisse de couille » (chez Louis-Ferdinand Céline). » En vertu de cette règle, il a aussi fallu exclure l’original » rogntudjuu » de Gaston Lagaffe, belgicisme présumé dont l’usage semble inexistant en dehors de la bande dessinée « , regrette Enckell. Crotte alors.
Pour nous consoler, le dictionnaire offre quand même un bon paquet de jurons croustillants : parmi eux, » pute borgne « , » nuntapip « , » manmamille « , » mordonbille » ou l’original » säkerhets tändstickor « , attesté depuis 1889. Beaucoup sont employés couramment aujourd’hui, et beaucoup d’autres, malgré leur grand âge, nous sont restés familiers grâce à leur emploi chez Molière ou Alexandre Dumas. Comme les jurons voyagent, on trouvera aussi quelques tournures étrangères rentrées dans l’usage francophone : » caramba « , » damned « , » Donnerwetter » et toutes les constructions proches de » naal din oumek » (très en vogue chez les jeunes), une formule empruntée à l’arabe maghrébin, qui maudit tantôt la mère, tantôt le père, le lieu d’origine, la fratrie ou… le chien. La Belgique y va de sa modeste contribution, en fournissant les 18 variantes de » godferdom » (dont » poddoum » et » godverdouche « ), ainsi que les curieux » nom dezo » ou » que l’ase te quille » (en français contemporain : que l’âne te pénètre sexuellement).
Précision utile : un juron n’est pas une injure. Cette dernière, qui peut être particulièrement agressive ou répugnante, s’adresse délibérément à quelqu’un pour le blesser ou le dévaloriser. Scolopendre ! Cataplasme ! Moujik ! La plupart du temps, le capitaine Haddock ne jure pas : il insulte. Le juron, lui, même s’il offense les oreilles de ceux qui l’entendent, ne vise en principe personne. Il ne transmet aucun message, il n’ouvre aucun dialogue, il ne suscite pas la moindre réponse. » La présence d’un interlocuteur n’est même pas nécessaire : c’est le monologue par excellence « , souligne Enckell. Un juron exprime une émotion forte de colère, de révolte, d’irritation, de dépit, de refus. A la réflexion, on pourrait peut-être lui trouver un destinataire : l’état exaspérant des choses et du monde. » Sa mission consiste à renvoyer la vie aux latrines de la vie, pour lui apprendre qu’elle devrait être plus polie ou plus tendre. » A l’occasion, cette parole qu’on laisse échapper peut marquer la surprise, l’étonnement, la douleur, la perplexité, l’hésitation, la désinvolture, le découragement, l’indifférence, l’admiration. Aucun juron, cependant, n’est totalement innocent. Si beaucoup restent vulgaires, choquants, scatologiques(la rubrique » excréments et sperme » pèse lourd, dans le dictionnaire), » ce n’est pas merde et foutre qui prédominent, précise l’auteur. C’est ôdieu » û un terme non grossier en lui-même û et tous ses analogues religieux « .
Pas étonnant : jurer, dans son sens premier, c’est prendre solennellement Dieu à témoin. De très nombreux jurons ont donc des serments pour origine. Mais l’homme est ainsi fait qu’il redoute quand même, dans sa fureur, d’offenser le tout-puissant. Toutes sortes d’euphémismes ou de termes de substitution déboulent alors en renfort. Pour ne pas donner prise à l’accusation de blasphème, le chrétien du xviie siècle tonne » jarnicoton « , tellement plus dicible que le terrible » je renie Dieu « . Ces formules d’évitement ne sont nullement spécifiques au français : en néerlandais, god devient souvent pot ou rot ; en anglais, les métamorphoses de Jesus-Christ le rendent méconnaissable : Gee-Weez ou Jiminy Crickey ! » Une autre ruse consiste à insérer une négation dans le corps même du juron, afin de l’annuler « . En Provence, ça fuse : » Cré nom de pas dieu ! « … Troisième parade : interrompre le terme offensant avant qu’il soit entièrement prononcé. » Sac à papier » fait moins mal que » sacré dieu « . » Mercredi » sent meilleur que » merde « . C’est, en somme, l’équivalent de la pudeur typographique où m… remplace cette vilaine chose qu’on préfère ne pas écrire.
Avec » bordel » et » putain « , » merde » figure pourtant, de nos jours, au premier rang des jurons les plus courants. Une longue occultation rend toutefois son histoire exceptionnelle : » Une première attestation indéniable, dans le Roman de Renart (1179), est suivie par plusieurs siècles où le juron brut reste quasiment introuvable dans les textes « , affirme Enckell. Après des centaines d’années de clandestinité, il renaît sous la plume de Gustave Flaubert, avant de connaître un développement extraordinaire, attesté dans le dictionnaire par plus de 200 usages différents. Va-t-il poursuivre cette remarquable percée ? » Putain « , sa s£ur en délicatesse, a perdu tant de mordant qu’il lui arrive désormais de figurer, dans les phrases, comme simple tic de langage. Elidée en » ‘tain « , affaiblie à l’extrême, sa valeur (qu’on dit » de ponctuation « ) ne tient parfois plus qu’un rôle d’incise, de virgule ou de point d’exclamation… Saloperie de sort.
» Gast « , » purée « , » misère et pâmoison « , » bordel de pine d’ours dans le cul vérolé de l’enfoiré du pape » : lequel de ces jurons qui montent sera-t-il banalisé dans vingt ans ? Comme beaucoup d’éléments du français oral, les jurons paraissent sujets à de puissants phénomènes de mode. » Il fut sans doute un temps où » foutre » et » bougre » semblaient aussi envahissants que les merde et putain actuels « , conclut le lexicographe. Et peut-être déplorait-on alors que personne n’use déjà plus de formules aussi pittoresques que » jour de ma vie « , » bon gré mon âme « , » par le ventre d’un petit poisson » ou » par la reine des Andouilles « .
Valérie Colin
« Bordel », « putain » et « merde » figurent en tête du hit-parade des jurons contemporains