Ces flics qui dérangent

Van Cau, Kubla, De Decker, les proches de Di Rupo… Les enquêteurs anti-corruption de Jumet s’attaquent à tous les gros dossiers politico-financiers du moment. Les ennuis qu’on leur cause depuis 2011 et dont ils ne sont toujours pas sortis semblent loin d’être le fruit du hasard.

Depuis cinq ans, les flics de la cellule Polfin de Jumet enquêtent sur les dossiers politico-financiers les plus délicats de la partie francophone du pays. Ils ont commencé à Charleroi avec tout ce qui touchait de près ou de loin à Jean-Claude Van Cauwenberghe, l’ancien homme fort socialiste wallon. Les enquêtes se sont égrenées comme les perles d’un chapelet autour des scandales qui ont secoué le PS carolo et qui ont justifié la création de cette cellule spéciale composée de policiers détachés de l’OCRC (la police fédérale anti-corruption) de Bruxelles. Au parquet de Charleroi, la juge d’instruction France Baeckeland et le procureur du roi Christian De Valkeneer étaient aux commandes de cette grande entreprise de nettoyage.

Composée d’une trentaine de limiers aguerris, la cellule a fait preuve d’une rare efficacité. Très vite, elle a débordé de l’enceinte de la ville de Charleroi. Jusqu’à Mons notamment, où les enquêtes gênantes se sont multipliées depuis 2010. Le 21 mai de cette année-là, les policiers de Jumet ont perquisitionné l’hôtel de ville de la cité du Doudou, dans le cadre d’une instruction judiciaire visant Edmée De Groeve, qui, dans le quota des administrateurs socialistes, a présidé la SNCB, l’aéroport de Charleroi et la Loterie Nationale. Cette proche d’Elio Di Rupo était, entre autres, soupçonnée d’avoir corrompu l’ancien patron de Belgacom, Didier Bellens, pour acheter le bâtiment de l’ancien centre RTT de Mons à un prix sensiblement inférieur aux cours du marché.

Lors de cette perquisition montoise, les enquêteurs ont saisi l’ordinateur du secrétaire communal Pierre Urbain. Cet ancien bras droit du bourgmestre Di Rupo sera, plus tard, inculpé pour avoir fait des placements très lucratifs au sein d’une organisation criminelle liée au puissant cartel de la drogue de Sinaloa, au Mexique. C’est aussi après cette perquisition que démarre l’enquête sur le magot de l’intercommunale montoise Idea, soit les 80 millions d’euros de la vente de son activité câble à Tecteo, qui ont fait l’objet d’un placement douteux au Luxembourg.

Pas seulement les socialistes

Début 2011, les hommes de Jumet ont investi un autre fief socialiste : La Louvière. Là, c’est le groupe de Franco Dragone qui les intéressait. Le célèbre metteur en scène est suspecté de fraude fiscale, blanchiment d’argent, travail au noir et fraude aux subsides. Un dossier dans lequel on retrouve le nom de Luc Joris. Cet ancien médecin militaire, ami très proche d’Elio Di Rupo, est administrateur étiqueté PS de plusieurs organismes publics. Il vient de démissionner de tous ses mandats suite aux révélations concernant sa société de consultance luxembourgeoise.

Décidément, les enquêteurs de Polfin n’hésitent pas à mettre le doigt là où ça fait mal. Pas seulement chez les socialistes. En effet, ce sont des hommes de cette cellule qui enquêtent aujourd’hui sur l’ancien ministre libéral wallon Serge Kubla, soupçonné de corruption d’agents publics étrangers alors qu’il servait d’intermédiaire pour le groupe Duferco au Congo. Enfin, dans l’affaire Chodiev-De Decker, où l’on s’interroge sur le rôle joué par l’ancien président MR du Sénat pour tirer le milliardaire kazakh de ses tracas judiciaires, ce sont encore ces hommes de l’OCRC qui ont rédigé le PV initial ayant donné lieu à l’ouverture, fin octobre 2014, d’une information pénale au parquet de Bruxelles. L’enquête n’a pas encore véritablement démarré (lire Le Vif/L’Express du 6 mars), mais cela pourrait être le cas dans les semaines à venir.

Bref, vu ce tableau de chasse, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point les enquêteurs de Jumet dérangent une bonne partie du microcosme politique. D’ailleurs, depuis juin 2011, ils en paient le prix fort : tous ont été sous le coup d’une enquête disciplinaire, diligentée par la haute hiérarchie de la police fédérale, puis d’une instruction pénale. En cause ? Le paiement d’indemnités de déplacement et de repas qui ne leur aurait pas été dû. Il s’agissait d’un système de défraiement utilisé dans le cadre d’un détachement, les flics de Jumet étant, eux, détachés de Bruxelles. Ce système n’avait jamais posé de problème jusqu’alors. Mais, quelques mois après l’arrivée des enquêteurs à Mons, les paiements ont été interrompus et une enquête lancée. Difficile d’y voir une simple coïncidence. D’autant qu’un changement très discret, défavorable aux enquêteurs carolos, a subrepticement été effectué, en février 2012, dans le Manuel administratif de la police fédérale (lire Le Vif/L’Express du 9 mars 2012).

Une guerre d’usure

La pression de l’instruction du juge Jean-Paul Raynal, ouverte également en février 2012, a fait des dégâts au sein de Polfin : stress, burnout, problèmes cardiaques… Le dossier judiciaire s’est révélé néanmoins vide. En novembre 2013, la chambre du conseil de Charleroi a totalement blanchi les enquêteurs. Dégoûtés, plusieurs d’entre eux avaient quitté le navire. Actuellement, il reste une quinzaine d’hommes à Jumet pour continuer les enquêtes en cours. Mais leurs ennuis pécuniaires ne sont pas terminés.

Si certains ont accepté la proposition de remboursement des défraiements avancée par leur hiérarchie, la plupart conteste au civil les montants accordés. Le bras de fer n’est donc pas terminé. Pour mieux montrer les dents, la police fédérale, donc l’Etat, a engagé le très cher cabinet d’avocats Stibbe pour défendre ses intérêts, comme l’a récemment révélé le ministre de l’Intérieur Jan Jambon (N-VA) en répondant à une question de Georges Gilkinet (Ecolo), le seul député fédéral qui s’intéresse au sort des hommes de Jumet.

Par ailleurs, suite au non-lieu dont ont bénéficié les hommes de Polfin, une enquête sur l’enquête a été ouverte à Bruxelles, sur la base d’une notice du substitut de Charleroi Nabil Sanhaji concernant la curieuse manipulation du Manuel administratif. Un des enquêteurs s’est également constitué partie civile pour dénonciation calomnieuse des responsables de la police fédérale à son encontre. Mais la justice bruxelloise ne semble pas déterminée à faire la lumière sur le rôle joué par la hiérarchie policière dans cette drôle de pièce. Le juge d’instruction en charge du dossier a d’ailleurs pris soin de ne s’intéresser qu’à deux anciens hauts gradés, désormais pensionnés, Guy Denys et Valère De Cloet. Le plaignant, lui, n’a même pas été entendu. En deux ans, seulement trois procès-verbaux ont été rédigés… Rien à voir avec l’énergie déployée par le juge Raynal pour tenter de coincer les flics de Jumet.

Lors d’une réunion entre avocats des enquêteurs carolos et représentants de la police fédérale, Alain Liners, directeur du service juridique, a pourtant  » présenté ses excuses pour la police fédérale « . C’est acté tel quel dans le PV de la réunion du 22 avril 2014, à laquelle participait aussi le big boss de la police judiciaire fédérale, Claude Fontaine, qui n’a pas bronché. Ce mea culpa est explicite. Il en dit long sur la responsabilité de la hiérarchie dans les tracas inutilement subis par les enquêteurs. Il inquiète d’ailleurs aujourd’hui le commissaire Denys qui s’en est ému dans un mail figurant au dossier judiciaire. Cela n’a pas empêché le parquet de requérir un non-lieu, dans le dossier, devant la chambre du conseil. Des devoirs complémentaires ont cependant été demandés par le plaignant. On en est là.

Par Thierry Denoël

 » Les enquêteurs de Polfin n’hésitent pas à mettre le doigt là où ça fait mal  »

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