En France, le parcours des commandos du 13 novembre met en évidence d’importants manquements du dispositif antiterroriste.
Comment Abaaoud a-t-il pu se déplacer à travers l’Europe ?
Une semaine après sa mort dans un appartement de Saint-Denis, le parcours d’Abdelhamid Abaaoud, un terroriste connu, lié de façon plus ou moins directe à trois ou quatre projets terroristes sur le sol français, demeure mystérieux pour les enquêteurs. Comment le Belge que l’on croyait en Syrie a-t-il pu revenir en Europe incognito et participer aux attentats de Paris, voire en être l’organisateur ? Les rares informations en provenance de l’étranger n’ont été fournies aux services français qu’après le 13 novembre. A ce jour, il est impossible de dire à quel moment il est entré sur le sol national, même si l’hypothèse la plus probable porte sur une arrivée en région parisienne le 12 novembre, avec ses complices, en provenance de Bruxelles.
Un pays » n’appartenant pas à l’Union européenne « , d’après les autorités, a signalé, le 16 novembre, la présence d’Abaaoud en Grèce au mois de septembre. Visiblement, ce dernier aurait même effectué plusieurs allers-retours entre la Syrie et l’Europe depuis le début de 2014. Le 20 janvier de cette année-là, il avait été repéré à l’aéroport de Cologne-Bonn (Allemagne), où la police l’avait longuement contrôlé, mais sans l’interpeller, faute de directives en ce sens, avant son envol pour Istanbul.
A cette date, sa dangerosité est établie, mais il n’est pas encore visé par un mandat d’arrêt international. Celui-ci ne sera émis par la Belgique qu’après le démantèlement de la cellule de Verviers, début 2015. Soupçonné d’en faire partie, Abaaoud échappe au coup de filet et quitte le pays. » Personne ne le surveillait et l’Europe est une véritable passoire « , critique Bernard Squarcini, chef jusqu’en 2012 du renseignement intérieur. Selon lui, il ne faut pas miser uniquement sur les » moyens techniques » et il importe de réactiver au plus vite la coopération avec les services syriens : » Eux disposent de sources humaines qui seraient bien utiles. On obtient des informations plus facilement dans le cadre d’une relation bilatérale. »
Les services de renseignement ont-ils failli ?
La coopération franco-belge a beau être jugée » excellente » au ministère français de l’Intérieur, elle n’a pas empêché les attentats. L’ensemble du commando venait de Belgique. Aucun de ses membres n’y avait été détecté comme le possible auteur d’une action en France et aucun n’avait donc fait l’objet d’informations communiquées à Paris. En revanche, dans l’Hexagone, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait identifié la dangerosité pour la France d’Abaaoud et de Samy Amimour.
La difficulté, pour la DGSI comme pour les autres services de police, provient aussi de l’exploitation de la masse de renseignements collectés. Confrontés à un grand nombre de sources – locales, nationales, internationales -, les policiers croulent sous la tâche et ne sont pas toujours en mesure de tout exploiter au mieux. De même, ils peinent à surveiller en permanence un noyau dur de la mouvance djihadiste estimé récemment, selon une information du Monde, à 2 000 personnes, sans compter quelques milliers d’autres évoluant en périphérie.
Au mois d’août dernier, le juge antiterroriste Marc Trévidic avait entendu un certain Reda Hame, de retour de Syrie. Ce dernier avait évoqué devant lui un projet d’attentat contre » une salle de spectacle » que lui aurait ordonné Abaaoud. La confidence avait été prise au sérieux, sans aboutir toutefois à un résultat concret.
Enfin, certains anciens responsables de l’antiterrorisme français pointent l’insuffisance persistante d’échanges entre la police judiciaire et le renseignement. » Ils ont beau être regroupés dans le même immeuble à Levallois, ils ne se parlent pas davantage qu’avant « , regrette Roger Marion, ancien chef de la Division nationale antiterroriste, avant d’ajouter : » Il faut sortir de la culture du secret et contraindre les chefs de service à communiquer entre eux, sous peine de poursuites, comme en Belgique. » Un souci partagé par Christophe Dumont, l’un des dirigeants du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, et policier des Renseignements généraux parisiens : » Si l’on veut être efficace, tous les services doivent avoir accès au fichier de contrôle aérien des passagers (PNR). » Ces diverses insuffisances étaient mentionnées dans le rapport très complet remis en juin par la commission d’enquête parlementaire sur les filières djihadistes. Un document dont le gouvernement français n’a tenu aucun compte, d’après Nicolas Sarkozy et son entourage.
Les frontières européennes sont-elles des passoires ?
Le 3 octobre dernier, des centaines de réfugiés syriens débarquent sur l’île grecque de Leros, située au large des côtes turques. Parmi eux, Ahmad al-Mohammad et Mohammad al-Mahmod. Du moins, ce sont les noms figurant sur les passeports qu’ils présentent à la police et que l’on retrouvera six semaines plus tard près de leurs corps déchiquetés aux abords du Stade de France. Au-delà de ce duo, plusieurs membres des commandos du 13 novembre ont multiplié ces dernières années les voyages entre la Syrie et l’Europe alors qu’ils faisaient l’objet, pour certains d’entre eux, de poursuites judiciaires.
Le décryptage de leurs parcours nourrit le débat sur l’éventuelle infiltration de djihadistes parmi les migrants désireux de gagner l’Union européenne (UE). Lorsqu’il avait évoqué un tel scénario, en mars, en marge d’une réunion interministérielle, le Belge Gilles de Kerchove, coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme, n’avait guère été entendu. Aujourd’hui, les faits lui donnent raison. Alors que les moyens consacrés à la surveillance des frontières et à l’accueil des réfugiés sont insuffisants, le retard paraît insurmontable.
» Nous sommes 25 et nous devons gérer 3 500 arrivées par jour, confie un policier grec, à Leros. Comment pourrions-nous repérer un individu suspect si son nom ne figure sur aucune base de données ? » Plus au nord, sur l’île de Lesbos, l’un de ses collègues confirme : » Durant les entretiens, nous essayons de poser des questions variées aux réfugiés pour détecter les incohérences dans leurs récits. Mais nous n’avons reçu aucune formation qui nous aide à repérer les terroristes. Et il y a tant de monde ! Nous devons aller vite… Quant aux machines de vérification des empreintes digitales figurant sur le passeport, elles tombent souvent en panne. »
Frontex, l’agence chargée d’assurer, aux côtés des Etats, la sécurité des frontières de l’espace Schengen, a déployé 133 officiers en Grèce, dont 55 à Lesbos. Bien peu au regard des 540 000 migrants passés par ce pays de janvier à octobre. Le 12 novembre, Frontex a demandé des renforts – 269 officiers – aux Etats membres, tout en sachant que l’objectif serait difficile à atteindre compte tenu du peu d’enthousiasme suscité par de précédents appels. Les attentats de Paris convaincront peut-être les plus réticents. De toute manière, » Frontex n’a pas vocation à contrôler des documents ou à mener des entretiens « , rappelle sa porte-parole, Ewa Moncure.
Comment en finir avec les faux papiers ?
1 500 dollars : c’est le prix d’un passeport syrien à Istanbul (Turquie). En Serbie ou en Autriche, falsifier un passeport – par exemple en changeant la photo – ne coûte que quelques centaines de dollars. Une autre fraude est très pratiquée, cette fois dans les îles grecques : la falsification des papiers d’enregistrement que la police locale délivre aux réfugiés syriens. Un trafic de ce type vient d’être démantelé à Lesbos : à peine débarqués, les migrants achetaient ces faux papiers de 300 à 400 euros, ce qui leur permettait d’éviter l’interrogatoire de police. Consciente du phénomène, celle-ci commence, depuis peu, à contrôler les identités des migrants arrivant au port du Pirée après avoir été enregistrés dans une île. Les résultats sont édifiants : sur les 700 contrôles menés le 19 novembre sur le bateau Nissos Mykonos, il y avait 74 » ambiguïtés « , selon le terme d’usage.
Par Pascal Ceaux, Charles Haquet, Agnès Laurent et Anne Vidalie, avec Marina Rafenberg à Athènes