Grâce à un merveilleux modèle animal, celui du cerf élaphe, des spécialistes tentent de mieux comprendre la construction… et la destruction du squelette humain. Jusqu’à en tirer des leçons pour l’homme ?
Quand, en 1756, le naturaliste français Buffon décrit la ramure du cerf et parle de » ses bois « , il se trompe lourdement : il s’agit d’os. Avec le narval (un mammifère marin), le cerf est le seul à posséder un os externe à son corps. Plus fort encore : cet os se développe, meurt, tombe et repousse chaque année. » Cet exemple fournit un excellent modèle biologique pour mieux comprendre le développement osseux. Il pourrait peut-être, aussi, fournir des clés utiles au traitement de l’ostéoporose chez l’homme. En effet, quand ce dernier est touché par cette pathologie, il ne parvient pas, lui, à compenser la destruction osseuse « , explique le Pr Laurent Fabeck, orthopédiste au laboratoire de mécanique osseuse au centre universitaire Saint-Pierre, à Bruxelles et passionné par le cerf.
» La croissance d’une paire de bois (même s’il s’agit d’un os, le mot » bois » reste d’usage) d’un peu moins de 10 kilos dure de 110 à 130 jours. Pour y parvenir dans un temps si court, il ne suffit pas au cerf d’absorber, via la nourriture, de grandes quantités de minéraux – essentiellement du calcium et du phosphore. Le cervidé doit également puiser dans sa réserve naturelle : son squelette, qui à l’âge adulte, ne pèse lui-même que 26 kilos « , poursuit le Pr Fabeck.
L’étude du cerf rappelle que l’os n’est jamais un matériel inerte. Il se compose de protéines (surtout du collagène), de cristaux de calcium et de phosphore. Il contient aussi deux types de cellules actives toute la vie. Les unes (les ostéoclastes) détruisent sans cesse l’os. Les autres (les ostéoblastes) reconstruisent ce qui vient d’être éliminé. Chez l’homme, quelles que soient ses prises alimentaires, de 2 à 5 % du squelette est continuellement en phase de reconstruction (voilà pourquoi il est inutile de boire plus de lait en cas de fracture !). Les problèmes apparaissent quand ce qui se bâtit n’est plus suffisant pour compenser les destructions ( lire ci-contre).
Chez le cerf, pendant la repousse, la destruction du squelette est accélérée, avec un phénomène d’ostéoporose. Sauf au niveau des bois : à cet endroit, c’est exactement le contraire. Les cellules destinées à la construction y sont toutes mobilisées. Puis, une fois le travail achevé, l’ostéoporose disparaît, jusqu’à l’année suivante. Cependant, la finesse du système osseux de l’animal va plus loin encore. En effet, l’os est également doté d’un certain type d’ » intelligence « . Ainsi, il est spécialisé : dur là où il doit l’être (l’os temporal pour transmettre le son), plus élastique et moins cassant ailleurs (les bois pour le combat). De plus, lors de la construction du bois, les cellules destructrices du squelette ne sont pas actives partout avec la même intensité. Le calcium est puisé là où l’os ne doit pas nécessairement être le plus résistant. Des récepteurs mécaniques situés dans les cellules servent d’indicateur : ils préviennent de contraintes importantes pesant sur certains os en envoyant un signal : ces endroits privilégiés seront épargnés, la destruction y cesse et l’ostéoporose se localise ailleurs. Ainsi, l’os se raréfie surtout au niveau des côtes. » Chez l’homme aussi, le phénomène d’ostéoporose s’attaque aux zones les moins sollicitées, comme le centre du col du fémur. Nous savons donc que, pour permettre à l’os de rester résistant, l’exercice est la meilleure des thérapies, précise le spécialiste. Lors de la réparation de fractures, cette capacité de mobiliser le calcium est également présente mais, les quantités nécessaires étant faibles, le phénomène d’ostéoporose est peu important. »
L’analyse du modèle animal est loin d’être achevée. Mais, d’ores et déjà, les chercheurs ont découvert que les stimulus nerveux ont une influence sur la formation des bois. Ces derniers poussent à partir d’un pivot, recouvert d’une peau (le velours), innervée et irriguée. Lors d’expériences, des bois ont été privés de cet apport nerveux. Ils se sont alors développés avec une forme anormale et atrophique. D’autre part, la forme des ramures est également influencée par l’état psychologique de la bête. Quand un animal de la bande est tué, le bois d’un condisciple peut être moins beau l’année suivante.
Enfin, les hormones jouent incontestablement un rôle de régulation dans la croissance des bois : ils tombent quand le taux de testostérone de l’animal est au plus bas. Si, par accident, le cerf est castré et qu’il garde en conséquence un taux de testostérone très bas, le bois se développe de manière anarchique. Chez le chevreuil, ce phénomène est amplifié au point de finir par l’aveugler. D’autre part, chez les cerfs, juste avant le rut, cette hormone est au plus haut. La peau qui recouvre le bois se dessèche : irrité, l’animal se frotte aux arbres et perd son velours. Au contact de l’air, l’os deviendra noir ou brun. Cependant, ce cycle pourrait dépendre également de la lumière. Les chercheurs ont en effet constaté que les cerfs transportés dans un autre hémisphère ne perdent pas leur bois… » La scoliose de l’enfant (une déformation des vertèbres), pourrait aussi être liée au dérèglement d’une glande cérébrale influencée par la lumière et sécrétant une hormone, la mélatonine « , précise le Pr Fabeck.
» Tout ce que nous découvrons sur le cerf ne peut être transposé à l’homme, souligne l’orthopédiste. Mais, en observant ce modèle animal, des solutions ou des idées de voies de recherches devraient naître. » Une excellente raison, plaide-t-il, pour donner aux cerfs les meilleures conditions de vie possible… sinon l’assurance de faire de vieux os ?
Pascale Gruber