Début des années 2000, ils n’étaient que deux en Wallonie à tenter professionnellement l’aventure. Aujourd’hui, les vignobles belges se multiplient. Ceux qui les développent assouvissent souvent une passion et ont fait fortune ailleurs. Mais ils entendent bien gagner de l’argent.
Il faut rendre à Albert Frère ce qui appartient à Albert Frère : l’histoire d’amour entre les Belges et les vignobles lui doit beaucoup. En 1998, le baron et un » ami de longue date » – un certain Bernard Arnault – font l’acquisition d’un domaine de 39 hectares à Bordeaux. L’homme le plus riche du royaume n’est pas du genre à se payer une piquette. C’est sur le château Cheval Blanc qu’il jette son dévolu. L’un des plus célèbres grands crus classés, plusieurs centaines d’euros la bouteille. Un millésime de 1947 fut même un jour vendu aux enchères à 230 000 euros. Heureusement pour le rapport qualité-prix, il s’agissait d’un mathusalem.
Quand le milliardaire carolo investit, toutes les grandes fortunes du pays observent attentivement. C’est ainsi que nombre de vignes bordelaises sont passées sous pavillon noir-jaune-rouge dans la foulée. Rachetées tantôt par la famille Sioen, Jean Deneumostier (ex-directeur général des éditions Dupuis), Griet Van Malderen (fille du fondateur d’Ontex), Justin Onclin (le même qui avait repris le Val Saint-Lambert)… Soyons de bons comptes : certains ont devancé Albert Frère, comme le baron Maurice Velge en 1997 ou Alfred Bonnie, ancien dirigeant de la marque Eau Ecarlate, en 1996.
La liste pourrait être plus longue. Avec 40 châteaux à leur actif, les Belges étaient jusqu’il y a peu les propriétaires étrangers les plus nombreux à Bordeaux. Ils viennent de se faire damer le pion par les Chinois, qui en possèdent désormais le double. Faute d’avoir trouvé son bonheur dans le Bordelais et le Languedoc, Carl Mestdagh (cousin de John et Éric), lui, a finalement jeté son dévolu sur une propriété en Provence, qu’il dirige à distance depuis 2003. Le Nivellois Pierre Degroote pilote plus de 700 hectares dans le Languedoc. On l’oublie parfois, mais le deuxième plus gros producteur de Champagne, Paul-François Vranken, est Liégeois…
143 millions de bouteilles
Une histoire d’amour, vous disait-on. Les Belges boivent non seulement du vin (143 millions de bouteilles écoulées en 2014, selon une étude menée par Delhaize), mais les plus fortunés d’entre eux en fabriquent. Sorte de luxe ultime. Car pour assouvir leur passion, les producteurs ont dû casser leur tirelire. En 2013, le ministère français de l’Agriculture a publié un tableau reprenant les prix de vente des vignes. En Champagne, un hectare peut se monnayer jusqu’à 1,8 million d’euros. A Pomerol, des parcelles sont parties pour 2,35 millions, 1,1 million à Saint-Emilion et à Margaux et même 9,5 millions (!) en Bourgogne, pour un grand cru.
Tout le monde n’a pas les moyens de concrétiser ce type de rêve. Peut-être est-ce pour cela que certains se sont lancés… en Belgique. Une mode qui remonte au milieu des années 2000. Un choix par défaut ? La plupart de ceux qui l’ont fait partageaient en tout cas au départ l’ambition d’acquérir un vignoble outre-Quiévrain.
L’expatriation, Raymond Leroy y a songé. Le vin, ce Binchois est » né dedans « , descendant d’une famille de négociants depuis 1839. » J’avais fait des études d’oenologie à Montpellier, mais il me manquait le côté créatif. A l’époque, je pensais que la solution était de m’installer en France, mais je n’avais pas envie de laisser tomber le commerce de mes parents « , raconte-t-il.
Farfelu ?
Pour se consoler, Raymond Leroy plante 600 pieds de pinot noir dans son jardin. Il tente de convaincre le fermier voisin de lui céder des terres pour voir plus grand, mais celui-ci le prend pour un farfelu. Un jour, il croise son fils dans un souper d’anciens élèves. Il se montre beaucoup plus emballé que son père. » Quinze jours plus tard, on passait devant le notaire. »
Raymond Leroy voulait initialement se contenter de 2 000 ou 3 000 pieds. Mais le producteur champenois Thierry Gobillard, qu’il a embarqué dans le projet en même temps que Michel Wanty (de l’entreprise du même nom) et Joël Hugé (administrateur de sociétés), le convainc, en 2002, de passer directement à la vitesse supérieure, avec 2 hectares. Le vignoble des Agaises en comptabilise désormais 21. Les 150 000 exemplaires de sa Cuvée Ruffus sont vendus avant même d’être embouteillés.
A la même époque mais sans concertation, Philippe Grafé plante également ses premiers cépages au domaine du Chenoy, à La Bruyère. Lui aussi est né un verre de vin à la main : jusqu’en 2000, il était administrateur de la société familiale Grafé-Lecocq, négociants établis à Namur depuis 1879. Contrairement à son confrère, il ne caressait pas de rêve français. Plutôt celui de rendre au vin made in Belgium ses lettres de noblesse.
» Détartrer son dentier »
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les vignobles étaient nombreux en plat pays et connurent même une apogée aux alentours des XVe et XVIe siècles. Ils disparurent ensuite progressivement. On cultivait toujours çà et là, mais en très petite quantité, en guise de hobby. Une production qui ne se distinguait pas toujours par sa qualité. Un breuvage parfois juste » bon à détartrer son dentier « , plaisante Henri Larsille, président sortant de l’asbl Association des vignerons de Wallonie.
Raymond Leroy et Philippe Grafé contribuèrent à changer la donne, bientôt suivis par d’autres téméraires peu effrayés par notre pluvieuse météo. » Jusqu’en 2013, à quelques exceptions près, je n’avais jamais entendu parler de viticulteurs belges. J’apprécie un verre de vin, mais celui issu de mon propre terroir n’attirait pas mon attention. Un an plus tard, je m'(y) intéresse comme beaucoup d’autres « , écrit Dirk De Mesmaeker dans son livre Wjinbouwers in België (éditions Lannoo), dans lequel il dresse le portrait de 30 viticulteurs, des deux côtés de la frontière linguistique, même s’il aurait pu en évoquer » presque trois fois plus « . Des gens » incroyablement passionnés qui, petit à petit, font de la qualité leur priorité « .
Dans leur ouvrage Vignobles de Belgique (éditions Racine), Éric Boschman, Kris Van de Sompel et Marc Vanel recensent plus de 80 producteurs. Depuis sa publication en 2011, ce nombre a encore grossi. Le Chant d’Eole (10 hectares) a ainsi fait son apparition à Quévy, un couple de Baulers, Etienne et Annie Hautier-Demarbaix, sont en train de planter à côté de leur ferme, tandis qu’un autre, David Michaux et Angélique Botson à Bièvre, entend commercialiser, d’ici à 2016, 20 000 bouteilles estampillées Domaine Bellefontaine.
On pourrait encore citer la coopérative Vin de Liège qui s’étend sur 12 hectares et qui commence cette année à écouler sa première véritable production. Ou encore le château de Bioul détenu par Vanessa Vaxelaire et son mari Andy Wyckmans, le Domaine du Ry d’Argent à Bovesse porté par la famille Baele (voisins du Chenoy), le Septem Triones de Justine et Jean Galler qui passent du chocolat au raisin…
130 hectares de vigne
On estime cette année qu’un million de bouteilles devraient être commercialisées, contre environ 700 000 en 2013. » Pour une superficie de 130 hectares, note Henri Larsille. La moitié en Flandre, l’autre en Wallonie. Mais de tous ceux qui se lancent, il n’y en a pour le moment pas dix qui parviennent à gagner leur vie. »
» Il ne faut pas mettre dans le même panier ceux qui se sont investis professionnellement et les viticulteurs du dimanche, insiste Philippe Grafé. Je regardais récemment un documentaire qui parlait d’une personne possédant 1 000 plants. D’autres en ont 500 et ils plastronnent comme s’ils étaient de gros producteurs. Moi, j’ai 10 hectares, j’ai investi plus d’un million d’euros et je me débats pour parvenir à me faire une place. »
C’est qu’il ne suffit pas d’être local pour se vendre. » Ni de faire l’objet de quelques articles de presse. » Dans les grandes surfaces, les bouteilles se fondent dans la masse. L’achat directement au domaine, qui prévaut actuellement, est efficace mais parfois insuffisant. Le principal frein reste le tarif. Il tourne autour de la dizaine d’euros les 75 centilitres, voire plus. Alors que le prix de vente moyen était de 5,38 euros en 2014.
» Une récente étude de marché démontre toutefois que le Belge est prêt à mettre 2,5 euros en plus pour acheter du belge « , pointe Jean-François Baele, exploitant du Domaine du Ry d’Argent. Encore faut-il que la qualité gustative suive. Or, les producteurs du plat pays commettent parfois une erreur préjudiciable : ils commercialisent trop tôt, alors que la vigne n’a pas encore atteint son plein potentiel. Peu emballés, les clients ne réitèrent plus l’expérience. » Le tout, c’est de faire un très bon produit « , résume Raymond Leroy (Les Agaises).
Lent retour sur investissement
Normalement, il faut attendre trois ans avant de récolter sa première véritable production. Auxquels il faut ajouter le temps de la vinification, variable selon qu’il s’agisse d’effervescent, de blanc ou de rouge. Brûler cette étape est une occasion tentante. Tout le monde ne peut pas se permettre de patienter trois années sans générer le moindre chiffre d’affaires. D’autant que, même chez nous, les investissements restent conséquents.
Le million d’euros avancé par Philippe Grafé n’est pas une exception. La coopérative Vin de Liège, qui vise à terme les 200 000 bouteilles, dispose d’un capital de 3 millions d’euros, dont 1,65 a été levé auprès de 1 200 particuliers. Rien que la construction de son chai à Heure-le-Romain lui a coûté la coquette somme de 1,2 million. Disposer d’un bâtiment existant, comme Vanessa Vaxelaire et Andy Wyckmans à Bioul, est déjà un sacré coup de pouce. Malgré ça, leur mise reste importante. » Entre 500 000 et 1 million d’euros. »
Jean-François Baele, du Ry D’Argent, avait quant à lui l’avantage d’avoir des terrains, sa famille possédant une exploitation agricole. » L’investissement s’élève à 600 000 euros. Avec les terres, cela aurait été 1,5 million. » Raymond Leroy confie pour sa part avoir eu besoin à l’époque de dix millions de francs belges pour démarrer. Obtenus grâce à ses partenaires. Le soutien des banques n’arriva que sept ou huit ans plus tard. » Pendant cinq à six ans, pas un franc n’est rentré en caisse. Mais aujourd’hui, nous sommes rentables « .
Règle de 10
» J’aime citer Geurt van Rennes, professeur de viticulture et vigneron à Hasselt, qui a établi la « règle de 10 » : il faut minimum 10 hectares et 10 ans pour arriver à vendre une bouteille qui va rapporter 10 euros « , synthétise Marc Vanel, journaliste spécialisé et auteur de différents livres sur le sujet.
Bref, il faut avoir les reins solides. Sans doute est-ce pour cela qu’on retrouve essentiellement des noms ou des familles qui ont fait florès dans d’autres secteurs d’activités. Vaxelaire dans la grande distribution, Galler dans le chocolat, Ewbank de Wespin (Chant d’Eole) dans l’agriculture, Grafé et Leroy dans le négoce, Daems (les sénateurs libéraux Jos, puis Rik, du domaine Hagelander) dans la politique, Pierre Rion (l’un des trois fondateurs du Domaine de Mellemont à Thorembais-les-Béguines) dans le monde entrepreneurial…
La première vague de vignerons belges était sans conteste celle de passionnés, qui faisait le pari risqué de pouvoir un jour vivre de ce breuvage qu’ils apprécient tant. Une deuxième vague est en train de se former : toujours aussi épicurienne, mais constituée de personnes qui ont compris qu’il y avait là des affaires à faire.
En 2013, Marc Blaton (du constructeur immobilier du même nom) a proposé à Jean-François Baele de développer conjointement un » projet faramineux « , dixit ce dernier. » Tellement que j’ai dû dire « halte-là ». Il était comme un enfant, dans un autre monde, ce n’était pas réaliste. » Le Namurois a finalement trouvé un autre partenaire en la personne de Serge de Liedekerke, administrateur délégué du groupe Matermaco, spécialisé dans la vente d’équipements de chantiers et agricoles.
En 2011, Paul-FrançoisVranken revenait sur ses terres natales liégeoises avec, sous le bras, un projet de 120 hectares de vignes pour une production d’un million de bouteilles de crémant. Il a récemment annoncé qu’il renonçait, douché par une pétition de 6 000 personnes opposées à ses ambitions.
» Ce sera du lourd ! »
Filip Remue, autre Champenois d’adoption, aura eu plus de chance. En 2011, lorsque ce Ninovois d’origine va sonner à la porte du château de Louis Ewbank pour lui proposer de racheter quelques-unes de ses terres les plus calcaires, ce dernier refuse de les lui céder mais accepte par contre de collaborer. Filip Remue peut ainsi accroître ses activités à moindre coût. Le sol belge, en plus d’être bien moins onéreux qu’en Champagne, possède une composition similaire. Louis Ewbank parie quant à lui qu’à terme, les superficies consacrées à la vigne deviendront plus rentables que celles réservées à l’agriculture.
» De grands noms mondiaux me consultent car ils veulent s’implanter ici. Vous verrez, ce sera du lourd !, assure Jean-François Baele. Ils s’intéressent à notre pays parce que tout reste à faire. On est capable de concurrencer le champagne, car on peut faire pareil pour moins cher. Les terres sont bien moins coûteuses, les processus de fabrication aussi. Par exemple, là-bas ils sont obligés de vendanger à la main, ici on peut utiliser des machines. »
Ceux qui misent actuellement sur les bulles sont ceux qui s’en sortent financièrement le mieux, comme les Agaises ou le Ry d’Argent. » Ceux qui investissent dans ce secteur ne sont pas nés de la dernière pluie, poursuit Jean-François Baele. Après quelques années, ça devient quand même intéressant ! Faites le compte : 12 000 à 15 000 bouteilles à l’hectare vendues 14 euros pièce… »
» Pas de plus-value extraordinaire »
» Ce n’est pas avec un vignoble qu’on va réaliser des plus-values extraordinaires « , nuance Fabrice Wuyts, cofondateur de l’agence Web Proximedia qui, au moment de revendre sa société à Publicis, a aussi racheté la moitié du Domaine du Chenoy à Philippe Grafé, pour un peu moins de 500 000 euros.
Lui aussi rêvait d’une propriété en France. Il compte toujours en acquérir une, mais en attendant, il apprend le métier à Namur. » Une de nos connaissances communes m’a dit qu’il y avait une opportunité pas loin de chez moi. Je pensais à l’Alsace… Il m’a répondu : « non, à 30 minutes en voiture ! » En visitant, je suis tombé sous le charme. »
Il continue à mener d’autres projets, notamment en tant que business angel. » J’essaie de venir une fois par semaine au domaine. C’est un investissement plaisir, qui sert surtout à faire vivre les personnes qui y travaillent. Même si, à l’heure actuelle, placer son argent dans des terres est parfois plus solide que dans des produits financiers. »
Fabrice Wuyts ne craint pas la concurrence. » Plus on sera, mieux ce sera. Cela va dynamiser le marché. Cela dit, si de plus en plus de personnes se lancent, quand je raconte à mon entourage que je possède des parts dans un vignoble belge, les gens me regardent toujours étonnés. Personne ne m’a encore répondu : « tiens, moi aussi ! » »
Par Mélanie Geelkens – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les vignobles étaient nombreux en plat pays…