Les centres-villes vont-ils mourir ? Commercialement, ils déclinent de jour en jour. La faute au développement périphérique effréné et (très) rentable pour les investisseurs. Mais la tendance pourrait s’inverser, à condition que les pouvoirs publics développent une véritable vision.
Les statistiques se suivent et se ressemblent. Vers une mort programmée ? Les centres-villes sont indéniablement malades, reste à savoir si le pronostic vital est engagé. A la dernière consultation de l’AMCV (Association du management de centre-ville), en septembre, les paramètres de santé étaient alarmants : 17,1 % de magasins vides en Wallonie. Fin des années 1990, le chiffre de 5 % était déjà considéré comme inquiétant. Désormais, seule Louvain-la-Neuve reste encore sous ce seuil. Ailleurs, on le dépasse allègrement : 13 % à Namur, 18 % à Liège, 21 % à Mons et Tournai, 27 % à Charleroi, 30 % à Verviers…
Le Segefa (Service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée de l’Université de Liège) ausculte lui aussi régulièrement les centres-villes. Son plus récent diagnostic n’est guère réjouissant. Il a établi un » indice de vitalité « , basé sur le nombre de cellules inoccupées, la stabilité dans le temps des enseignes et leur attractivité. Sur 299 destinations shopping, le premier centre urbain arrive seulement à la 90e position ! Et encore, il est de taille moyenne : Saint-Vith. Les 10 principales villes wallonnes sont clairement à la traîne (voir tableau page 40).
Ceux qui trustent les 90 premières places se retrouvent tous en périphérie. Des galeries ou des retail parks, ces » boîtes à chaussures » qui fleurissent au milieu d’un champ ou le long d’une nationale. Désormais, rares sont les communes qui n’ont pas » leur » complexe. Ce n’est pas près de s’arrêter : des projets sont sur les rails à Seraing, Soumagne, La Louvière, Fontaine-l’Evêque, Habay-la-Neuve, Sprimont, Sterpenich, Hannut, Ciney…
Tous ne sortiront peut-être pas de terre. Mais le mal est fait, dénoncent les centres-villes. S’ils périclitent, c’est à cause de la périphérie. Et de l’Europe. Une directive instaurée en 2005 a permis la libre implantation. Nul ne peut interdire la création d’un complexe sous prétexte qu’il fera du tort à un autre ou en évoquant des critères socio- économiques. Il faut trouver d’autres motifs, comme l’impact sur la mobilité ou l’environnement. Pas toujours simple. D’autant que l’arbitrage est passé du fédéral au communal (jusqu’en juin dernier, voir encadré p. 41), provoquant une forte propension au chacun pour soi. » Il y a eu une concurrence entre les communes, souligne Guénaël Devillet, directeur du Segefa. Si un complexe fait des dommages ailleurs que chez soi, tant pis. »
Balle dans le pied
Certaines entités se sont tiré une balle dans le pied. Comme Liège avec la Médiacité, Huy avec un retail park à quelques kilomètres de son coeur historique, Charleroi avec Ville II et City Nord, Arlon avec l’Hydrion, Mons avec les Grands Prés qui vont encore être agrandis… » Pour un élu, c’est intéressant d’avoir de nouveaux projets, indique le chercheur de l’ULg. Certains, de bonne foi, n’imaginaient pas que cela allait fragiliser le commerce existant. Il y a un manque d’information. »
Puis, quel édile pourrait balayer sans sourciller des investissements de plusieurs millions d’euros ? » Légalement, on a peu de moyens pour empêcher les développements, pointe Nicolas Martin (PS), échevin du Commerce à Mons. Les grands groupes sont bardés d’avocats. L’agrandissement des Grands Prés, on y était farouchement opposé. Mais le porteur du projet le voulait pour implanter Ikea, sinon il allait à Valenciennes. On a dû accepter de discuter. Un pouvoir public ne peut pas refuser un Ikea. »
Surtout si l’on agite la promesse de la création d’emplois. Alors, tels des taureaux excités par la muleta, ils foncent. Oubliant que cette création est plutôt un déplacement. Principe des vases communicants. » Personne n’est dupe, mais tout le monde joue la même carte « , glisse Serge Fontaine, manager des galeries Saint-Lambert à Liège. » On favorise la salarisation du commerce : on remplace des indépendants (une population difficilement mesurable) par des salariés (que l’on peut quantifier), observe Benjamin Wayens, docteur en sciences géographiques à l’ULB et Saint-Louis. Le bilan est difficile à réaliser, il y a un effet retard de cinq ou dix ans. »
Agonie globale
Si la hausse d’emplois est contestable, les retombées pour les caisses communales le sont moins. Via le précompte immobilier et parfois une taxe sur les implantations commerciales (inexistante il y a quelques années, désormais pratiquée par 21 entités) ou sur les emplacements de parking (à Liège, Charleroi et, bientôt, Mons). » Je ne pense pas que les taxes soient le critère décisionnel pour ce type de projets, nuance Nicolas Martin. Celle sur les enseignes nous rapporte 100 000 – 150 000 euros. Ce n’est pas avec ça qu’on fait un budget. » Mais c’est une manière de » faire contribuer le commerce à l’effort collectif « , répète-t-on. De faire payer la périphérie pour les torts qu’elle cause aux centres-villes. Qui ne sont pas seulement commerciaux. Cela commence par une multiplication de cellules vides, cela finit par une agonie globale. » Le déclin des enseignes va entraîner une baisse de la valeur du quartier, puis un phénomène de paupérisation, d’insécurité, énumère Nicolas Bernard, professeur à l’université Saint-Louis. Les gens vont de moins en moins avoir envie de s’y installer. C’est une spirale. »
La plupart des investisseurs ne s’en tracassent guère. » Le rôle d’un promoteur, c’est de construire, louer et revendre « , rappelle Serge Fontaine. Il ne faudrait toutefois pas leur jeter la pierre, estime Cushman & Wakefield, leader de l’immobilier commercial. » Ils répondent à une évolution naturelle du marché, considère Jean Baheux, responsable pour le commerce de périphérie en Belgique et au Luxembourg. Les clients demandent plus de confort, d’accessibilité, de sécurité. » Alors qu’en ville, le chaland a souvent du mal à (payer pour) se garer, est soumis aux aléas de la météo et à des rues pas toujours éclatantes de propreté. » Cela correspond aussi aux attentes du marché « , poursuit-il.
» Au milieu des vaches »
Dans de nouveaux complexes excentrés, les surfaces sont plus grandes, plus accessibles pour les livraisons et entre 40 et 50 % moins onéreuses. » Construire un complexe en centre urbain est compliqué, souligne Jean Jungling, directeur de l’UCM Verviers. Les règles urbanistiques sont strictes, il faut respecter le bâti existant, composer avec les recours des riverains… Au milieu des poules et des vaches, les embarras sont moindres. »
La périphérie est rentable. Un investisseur peut espérer un rendement de 5 à 7 %. Quel autre placement offre encore de telles perspectives ? » Tant que les taux d’intérêt seront bas, tout le monde voudra faire des centres commerciaux « , lance Jean-Luc Calonger, président de l’AMCV. Et d’expliquer le mécanisme financier : un retail park d’une vingtaine d’enseignes génère un loyer annuel cumulé d’un million d’euros. Ce montant sert à déterminer le prix de vente. Soit 20 millions d’euros pour un rendement de 5 %, alors que » le coût de la construction est de 7 – 8 millions « , assure-t-il.
Les chiffres varient néanmoins d’un projet à l’autre. » 5 % me semble élevé, présume Christophe Nihon, propriétaire de l’agence Immoquest. En l’état actuel du marché, je tablerais plutôt sur du 6 %, étant donné les difficultés pour obtenir les permis, la raréfaction des terrains et leurs prix de plus en plus élevés… »
N’empêche, l’opération reste financièrement attractive. Les noms des propriétaires de ces complexes ne trompent pas. Des fonds de placements, des sicafi, des compagnies d’assurance qui ont de l’argent à placer sur le long terme. Retail Estate, Ascencio, Henderson Global investors, Union Investment… » On assiste à une financiarisation de l’immobilier commercial « , résume Benjamin Wayens.
Compensations
Leur marge se retrouve cependant étrillée par les exigences toujours plus grandes des enseignes. Pour peser davantage dans les négociations, elles se sont fédérées au sein du Retail Forum Belgium. Les promoteurs doivent désormais accorder des cadeaux aux » locomotives » qui draineront les chalands. Aides à l’aménagement, gratuité ou réduction du loyer, etc. Ils doivent aussi prévoir des compensations pour les pouvoirs publics. Promesse d’investir dans le centre-ville à Mons, construction d’un stade de foot à Bruges, fonds d’aide aux commerçants à Verviers, édification d’un rond-point ou d’une route… Autant d’investissements que les communes désargentées n’ont plus les moyens de consentir et qui achèvent de les convaincre, lorsqu’elles n’étaient pas déjà conquises.
Mais qui risquent de paraître insignifiants, le jour où les autorités devront gérer une friche commerciale. Le risque est réel. » Il va y avoir un cycle de fermetures de shopping centers, prédit Serge Fontaine. Cela se passe ailleurs. Pourquoi pas chez nous ? » Quelques galeries ont déjà succombé, comme l’Eupen Plaza, les Carmes à Wavre ou le passage Horta à Bruxelles. Ce n’est pas un hasard si de grands promoteurs se mettent à imaginer des centres commerciaux reconvertibles au bout de quelques années. » Certains y pensent et ont une vision de long terme. D’autres n’acceptent pas cette idée car elle représente un surcoût « , expose Pierre Badot, responsable pour la Wallonie chez Cushman & Wakefield.
Cherchez le paradoxe : les centres-villes agonisent à cause de la surabondance actuelle, mais celle-ci pourrait tourner à leur avantage. » Les investisseurs sentent venir une bulle spéculative, analyse Jean-Luc Calonger (AMCV). Ils remettent leur argent dans les centres urbains, où un bâtiment gardera toujours une valeur résiduelle. Ce qui n’est pas le cas d’une boîte à chaussures à la campagne. » » On assiste à un retour costaud des chaînes d’alimentation et de vêtements dans les centres, ce qui est un bon signal « , abonde Sylvain Antoine, fonctionnaire des implantations commerciales en Région wallonne.
Elagage indispensable
La ville est morte, vive la ville ! Les pouvoirs locaux changent d’ailleurs leur fusil d’épaule. Charleroi construit Rive Gauche, Mons a attiré Primark dans son intra-muros et développe des » maternités commerciales » en rachetant des cellules pour ensuite les louer à des indépendants, Liège teste Creashop, un système de primes allouées à des magasins s’installant dans des zones sinistrées.
» Il y a deux manières d’agir, détaille Yves Hanin, directeur du Centre de recherches et d’études pour l’action territoriale de l’UCL. Dynamiser, mettre en place des animations (marchés, braderies, décoration des cellules vides…) ou mener une réflexion prospective, à long terme. » Selon lui, la réduction de la superficie commerciale est inévitable. » Des bâtiments ne redeviendront jamais des commerces. Il faut élaguer, requalifier. Cela se fait tout seul, mais c’est catastrophique. Les gens vivent derrière une vitrine avec un rideau. Il faut remettre du vrai logement ! » Les autorités pourraient également soutenir les commerces indispensables mais difficilement viables, travailler sur la mobilité, offrir un espace public irréprochable…
Certains y parviennent. Comme Malines. » Nous étions une ville malade « , tranche son bourgmestre Bart Somers (Open VLD). Insécurité, saleté, paupérisation, ghettoïsation, pourcentage de cellules vides vertigineux… Début des années 2000, les autorités locales ont pris des mesures drastiques (et controversées) pour assainir les finances, puis pour investir massivement afin de reconquérir entreprises et habitants de la classe moyenne.
Elles se sont ensuite attaquées au commerce. » La question fondamentale est : pourquoi les gens vont-ils dans un centre commercial et pas en ville ? La première réponse est l’accessibilité. Puis, ils ne veulent pas seulement faire du shopping, mais une expérience. » Mechelen a donc rendu son coeur historique piéton, tout en construisant 8 parkings aux points d’entrée. Elle a aussi multiplié les événements (culturels, marchés hebdomadaires…) et les initiatives originales. Comme l’installation de plaines de jeux pour séduire les familles, la création d’un impôt volontaire pour les commerçants et qui est réinjecté dans la promotion et l’animation, le développement de pop-up stores pour les créateurs, des fresques urbaines, une expérience pilote de livraisons des courses en périphérie… Enfin, la résistance à toute galerie à l’extérieur du centre. Malines a finalement réussi là où beaucoup d’autres échouent : avoir une vision.
Par Mélanie Geelkens