Convivial, flexible, bon marché, le nouveau robot Baxter risque d’envahir nos entreprises, notamment nos PME. En Belgique et ailleurs, la robotisation menace de plus en plus nos emplois, y compris les jobs intellectuels. La troisième révolution industrielle va-t-elle anéantir le travail humain ? Enquête.
Le robot Baxter annonce une véritable révolution dans le monde des entreprises. Avec ses deux longs bras articulés, munis d’une pince ou d’une ventouse aspirante, il peut tout faire ou presque. Ranger des pièces dans un carton, plier un tee-shirt, manipuler un Rubik’s Cube et même brancher une prise USB. Argument massue pour les patrons, il est d’une flexibilité à toute épreuve et le programmer est un jeu d’enfant. Pas besoin d’être ingénieur en informatique. Il suffit d’attraper ses poignets, lui montrer le geste à faire et le tour est joué. Il passe d’une tâche à l’autre en quelques secondes, sans broncher.
Nous en avons rencontré un spécimen, chez Sirris, le centre collectif qui accompagne les entreprises belges dans leurs innovations technologiques. Contrairement aux autres robots industriels souvent encagés, Baxter se laisse approcher sans problème. Ses douze capteurs sonars autour de la tête détectent la moindre présence. Ses capteurs de force dans les articulations l’arrêtent au moindre contact. Pratique pour bosser au côté d’un ouvrier. Conçu par une spin-off américaine, Baxter manque certes encore de précision, de rapidité et de force, mais il s’agit d’une première version. » Il progressera vite « , assure Walter Auwers, responsable du programme » Entreprises du futur » chez Sirris.
La vraie révolution tient cependant moins à ses prouesses techniques qu’à son prix : 20 000 euros tout compris. Un robot industriel aussi accessible, c’est du jamais vu ! De quoi casser le coût du travail, également dans les PME. Sa durée de vie, actuellement de 2 000 heures, évoluera rapidement. Et son prix va sans doute dégringoler, d’autant que des concurrents comme Universal Robot ou Epson se lancent dans la bataille. D’ailleurs, les chefs d’entreprise ne s’y trompent pas. Depuis que Baxter est en démonstration au siège limbourgeois de Sirris, plus de 300 d’entre eux, provenant de sociétés de toutes les tailles et des deux côtés de la frontière linguistique, ont défilé à Hasselt pour le tester. Ce n’est qu’un début.
Ce bijou technologique low cost est emblématique de ce qui se trame entre l’industrie et la robotique. » On observe une tendance forte à sortir les robots industriels de leur cage statique et sécurisée pour les faire travailler dans des environnements moins prévisibles aux côtés des humains et en faire des robots coworkers « , constate Renaud Ronsse, professeur au centre de recherche en mécatronique de l’UCL.
Autre exemple de coworker en démonstration chez Sirris : Robo Job peut se saisir de pièces métalliques, les introduire dans une fraiseuse puis les récupérer et les ranger dans un bac, un travail répétitif de précision jusqu’ici dévolu à un homme. A 100 000 euros, ce bras articulé, conçu par une firme de Westerlo, reste cher comparé à Baxter, mais il est plus costaud. En remplaçant une partie du travail d’un ouvrier, il peut augmenter solidement les cadences de production et son prix est, somme toute, alléchant pour une entreprise qui aura investi un demi-million d’euros dans une fraiseuse.
Belgique, terre de robots
L’industrie belge est déjà à la pointe en matière d’équipements automatisés. Au dernier classement du MIT Technology Review, notre pays arrivait à la troisième place des plus grands utilisateurs de robots industriels (mesuré par le nombre de machines pour 1 000 ouvriers), après la Corée du Sud et le Danemark. » Ce n’est pas étonnant, réagit Dirk Lefeber, à la tête du groupe de recherche en robotique de la VUB. C’est surtout dû à l’industrie automobile, aujourd’hui entièrement robotisée. Evidemment, avec la fermeture des usines Opel et Ford en Flandre, nous risquons de descendre de quelques places. » Ce n’est même pas certain.
Tous les secteurs industriels suivent désormais l’exemple des chaînes de montage auto. » Notamment dans l’emballage alimentaire ou pour le chargement des outils sur des machines d’usinage, explique Marc Lambotte, directeur d’Agoria, la fédération belge des entreprises technologiques. Les robots manutentionnaires, qui remplacent des Clark avec chauffeur, se répandent aussi de plus en plus dans nos usines. »
La Flandre héberge aussi des poids lourds économiques qui, ailleurs que dans l’automobile, sont aussi très robotisés, comme Picanol (textile) à Ypres, Van de Wiele (tissage) à Courtrai, CNH (engins agricoles) à Bruges ou Atlas Copco (compresseurs) à Anvers. Ayant une histoire industrielle différente, la Wallonie n’en compte pas autant. Mais, avec Baxter, la robotisation est désormais à la portée des PME. Vu les soucis de compétitivité de la production belge, on devine que ce nouveau venu et ses concurrents vont rencontrer un franc succès tant au nord qu’au sud du pays.
De manière globale, la planète se robotise à grande vitesse. En 2013, 179 000 robots industriels ont été vendus à travers le monde. Un nouveau record qui, depuis vingt ans, ne cesse d’être dépassé (lire le graphique ci-dessous). Tous les secteurs sont concernés : les services, l’éducation, la distribution, le transport, la santé, l’agriculture, la sécurité… Même la culture : un robot guitariste à 78 doigts et un batteur à 22 bras sont capables de jouer 1 184 beats à la minute (lire Focus Vif du 3 octobre). Même le sport : après le Mondial au Brésil, la RoboCup a vu s’affronter, cet été, 150 équipes de robots footballeurs. Rappelant la victoire inattendue de l’ordinateur Deep Blue contre Garry Kasparov aux échecs en 1997, les organisateurs de la RoboCup ont prédit qu’en 2050 les robots écraseraient les vainqueurs de la Coupe du monde de la Fifa.
L’essor des robots intellos
A côté des machines humanoïdes de plus en plus souples, les algorithmes acquièrent une puissance impressionnante. En mars dernier, le Los Angeles Times, qui expérimentait un logiciel d’écriture automatique d’articles, a pu informer ses lecteurs d’un tremblement de terre en Californie, trois minutes à peine après la secousse. Un exploit de réactivité ! En mai, une société de Hong Kong a nommé un robot au sein de son conseil d’administration : la machine algorithmique participe à la prise de décision en écartant objectivement les investissements trop risqués. Même les entretiens d’embauche peuvent désormais être menés par un robot ou un avatar numérique qui interprète sans préjugé les réponses et les expressions du visage des candidats.
Bref, les tâches manuelles répétitives ne sont plus les seules visées par les découvertes scientifiques. Actuellement, deux tiers des opérations sur les marchés boursiers et sur les marchés à terme sont réalisés par des machines cent fois plus rapides que les traders. » Cela a nécessité des investissements énormes et des centaines de chercheurs, témoigne l’anthropologue Paul Jorion qui, expert en intelligence artificielle, a participé à la conception de ces programmes pour une banque américaine. Mais les traders sont des gens bien payés. Or, désormais, lorsqu’un boulot, y compris intellectuel, est bien rémunéré, il y a une incitation financière à le remplacer par une machine. »
Il est difficile de prédire où cela s’arrêtera. Aujourd’hui, on parle d’algorithmes génétiques, de robot pensant ou apprenant c’est-à-dire qui tient compte des interactions avec son environnement. On se demande même si un robot peut avoir une conscience. Début septembre, la Station spatiale internationale (ISS) hyper-informatisée a lancé deux petits satellites de sa propre initiative, sans qu’il y ait eu la moindre intervention ou programmation humaine. Elle l’avait déjà fait deux semaines plus tôt… Erreur ou libre-arbitre robotique ? Les scientifiques de la Nasa sont perplexes.
Des emplois humains à la trappe
La liste des professions susceptibles d’être prises en charge par un robot ou un algorithme ne cesse de s’allonger. Une grande majorité des emplois humains est-elle condamnée à bientôt disparaître ? Depuis 2011, le livre Race against the machine a mis le feu aux poudres. Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, économistes au Massachusetts Institute of Technology, y expliquent comment l’automatisation a complètement chamboulé le marché du travail.
Le débat homme-machine a accompagné les deux précédentes révolutions industrielles. On se souvient des violentes révoltes luddites du début du XIXe qui avaient vu les ouvriers s’en prendre aux métiers à tisser. Pourtant, chaque fois, on s’est rendu compte que le progrès technique était synonyme à la fois de croissance économique et d’avancées sociales. Mais la troisième révolution industrielle, incluant la robotique, l’intelligence artificielle, l’impression 3D, les big data (données numériques massives que seule une machine peut exploiter), serait très différente, selon nombre d’économistes.
Car, comme l’explique McAfee, les technologies d’aujourd’hui ciblent le coeur de nos aptitudes. A tel point que le professeur Carl Frey, qui étudie l’impact des technologies à l’université d’Oxford, estime que, d’ici quelques décennies à peine, la moitié des emplois américains auront disparu à cause de la robotisation. Un scénario qui peut bien sûr s’appliquer à l’Europe. Parmi les métiers pointés par Carl Frey, les plus susceptibles d’être exercés par la machine aux dépens de l’humain, dans les deux décennies à venir : opérateur téléphonique, caissière, secrétaire, comptable, inspecteur des impôts, agent d’assurance, guide touristique, agent immobilier…
En Belgique, Maarten Goos, professeur à la KULeuven, a réalisé, fin 2013, une étude sur le sujet pour le Bureau international du travail (BIT). Il y constate que ce sont les emplois destinés à la classe moyenne – surtout des emplois de bureau routiniers – qui sont désormais victimes de la technologie. Par contre, des boulots moins bien rémunérés, comme ceux de l’Horeca ou du nettoyage, sont plus compliqués à automatiser. Quant aux jobs les plus qualifiés, ils ne sont pas menacés. Même assisté par la robotique, un chirurgien reste irremplaçable. D’où la conclusion de Goos : on assiste à une polarisation des emplois, avec le risque social d’un accroissement des inégalités que cela implique.
Un risque qui, pour l’instant, ne semble pas inquiéter les partenaires sociaux. Côté patronal, on exploite l’argument selon lequel le progrès technologique va entraîner, comme par le passé, un transfert d’emplois d’un secteur d’activité vers de nouveaux secteurs. » Il y a plein de postes vacants dans les industries technologiques « , observe Marc Lambotte (Agoria). La robotisation est, pour le moins, considérée comme un moindre mal : » S’ils font perdre des emplois, les robots permettent aussi à des entreprises de rester en Belgique et donc de maintenir un certain nombre d’emplois qui sans automatisation seraient délocalisés « , assure Herman Derache, le directeur général de Sirris, sans dire si l’économie numérique créera plus de jobs qu’elle n’en détruira.
Côté syndical, la réflexion sur les robots mangeurs d’emplois est quasi inexistante. La FGTB s’est toutefois récemment penchée sur la cohabitation travailleur-machine, dans le cadre d’enquêtes sur le bien-être au travail. » Tous les secteurs utilisent aujourd’hui des robots, des outils de communication, des logiciels qui déterminent la cadence du travail, commente Caroline Verdoodt, du centre d’études du syndicat socialiste. Nos enquêtes montrent que deux travailleurs sur trois en souffrent physiquement ou psychologiquement. »
On est loin, très loin de réfléchir à des propositions comme celle de Paul Jorion qui consisterait à taxer les robots. » Il s’agirait d’une taxe à la productivité comme pour le métayage, explique-t-il. On transférerait un pourcentage de la valeur créée par le robot dans une caisse commune. Les robots rapportent aux employeurs des sommes considérables qui, aujourd’hui, se traduisent en dividendes et en salaires exorbitants pour les grands patrons. Cela ne sera pas tenable longtemps. » Et si on remplaçait les patrons par des robots ?
Par Thierry Denoël