Quand on aime, on ne compte pas ? Voire ! La gestion de l’argent, la place qu’on lui donne, la manière dont il s’immisce dans la vie quotidienne seraientautant de signes révélateurs de la relation du couple. Les explications d’Aldo Naouri.
Au fil de ses livres, le pédiatre français Aldo Naouri s’est imposé non seulement comme un grand explorateur de l’intime au sein du couple et des rapports entre parents et enfants, mais aussi comme un observateur très pointu, mais parfois controversé, de nos sociétés en pleine évolution. Dans son dernier ouvrage, il décrypte et cherche à comprendre la logique des questions d’argent dans le couple (1). Conclusion ? Ces questions renvoient bel et bien aux rôles sociaux de l’homme et de la femme et nous rappellent, une fois de plus, l’extraordinaire complexité des réalités psychiques qui régissent les comportements humains.
Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce livre ?
Aldo Naouri : Mon expérience clinique de pédiatre ainsi que certains éléments de mon histoire personnelle. Dans ma longue pratique de médecin, j’ai reçu beaucoup de couples de parents qui éprouvaient, entre autres, des difficultés autour de l’argent. J’ai toujours considéré comme sérieux ce problème qui a pris une grande ampleur, surtout ces cinquante dernières années. J’ai donc été amené à tenter de comprendre pourquoi il avait éclos. Pour finir par constater que c’est un symptôme parmi d’autres au sein du couple. Tout ce que j’ai écrit est destiné à démontrer in fine que rien n’est gratuit.
C’est la raison pour laquelle vous insistez tellement sur le marchandage, la transaction et la tractation ?
Oui, parce que ce sont des processus qui régissent tous les ressorts de la société, y compris celui des relations du couple. Le lien social n’est possible que s’il y a des droits et des devoirs. Ce sont eux qui assurent la force de la société. Les sociétés ne se sont jamais formées autrement que sur le principe du don et du contre-don. Ce principe permet qu’il n’y ait pas un gagnant et un perdant, mais toujours deux gagnants. Le couple se situe dans la même logique : » Je renonce à ceci, mais en contrepartie, j’obtiens cela. » Dans nos sociétés occidentales, dominées par l’individualisme outrancier, le désir s’est radicalisé au point d’avoir évacué le principe du don et du contre-don. Si bien que tout lien a fini par aboutir au fait qu’il ne doit y avoir qu’un seul gagnant. Dans ma culture d’origine – je suis né dans la communauté juive libyenne – on disait : » Si tu en vois deux qui s’entendent, dis-toi bien qu’il y en a un qui supporte beaucoup. » Ma femme complétait cet aphorisme en ajoutant de façon très pertinente : » Mais l’entente ne peut durer que si chacun supporte à son tour. »
De quelle manière la généralisation du travail des femmes a-t-elle influencé les échanges du couple ?
Les enquêtes démontrent que lorsqu’une femme gagne plus, l’homme se sent dévirilisé. Sur le plan ontologique, à savoir relatif à l’être, un homme est » désirant » d’une femme et la femme est » désirable « . L’homme se sentirait désiré grâce à l’argent qu’il possède. L’anatomie du rapport sexuel obéit à la même logique : un homme » donne « , une femme reçoit et » se donne « . Quand elle gagne plus d’argent, elle se met à donner. Le don qu’elle fait va bousculer la position masculine. En termes de marketing, qui fait désormais loi, l’homme a le sentiment de perdre de la valeur, de ne plus valoir grand-chose. Ce sentiment se focalise sur l’organe le plus précieux qu’il ait, à savoir son sexe. C’est un phénomène nouveau, les couples n’ont pas encore réussi à s’adapter à cette situation.
La gestion d’argent au sein du couple est si variable qu’il est impossible d’établir le moindre critère de classement, encore moins une recette. Pourquoi ?
Il faut chercher dans le fin fond de la spécificité de chacun. Les êtres humains sont tous variables, et très différents. Ils sont tous uniques, en somme. Malheureusement, le message diffusé aujourd’hui au nom de l’égalité veut qu’on soit tous pareils, on veut supprimer toutes les différences. Le jeu d’échanges entre deux individus est plein de mystères et de subtilités. Y interviennent l’éducation, l’histoire personnelle de chacun, l’environnement, les ambitions. De surcroît, quel que soit le projet de vie que l’homme et la femme ont choisi et ne cessent de poursuivre, ils n’ont strictement aucune possibilité de partager leurs ressentis respectifs pour la simple raison que ces ressentis sont incommunicables !
A propos des femmes qui s’assument financièrement, vous dites qu’il ne s’agit pas d’un progrès mais d’une régression !
Dire que l’argent rend une femme indépendante, c’est la ramener à ce qu’elle était à l’aube de l’humanité, avant l’invention du couple. Pendant plusieurs millions d’années, notre espèce a évolué dans l’animalité. Les mâles étaient mus par le besoin de satisfaire leur faim et leur obsédant désir sexuel. Quand ils rencontraient une femelle, ils la violaient, tout simplement. La femelle fécondée mettait au monde des enfants dont elle avait seule la charge. Nous sommes sortis de cette animalité il y à peine 15 000 à 12 000 ans grâce à l’invention du couple et de la famille. Le message que les mères transmettent aujourd’hui à leurs filles, celui de ne dépendre jamais de personne, ne confère pas à la vision du couple une image valorisante. C’est le retour au système animal. Certes, les femmes d’aujourd’hui sont à l’abri du viol et peuvent faire des enfants quand elles veulent, avec qui elles veulent et comment elles veulent. Mais cette liberté et cette indépendance vont les conduire à une immense solitude, ce qui n’est pas rien.
Selon vous, le rapport à l’argent est également lié à la physiologie sexuelle…
La petite fille est travaillée par la problématique à laquelle Freud a donné le nom de Penisneid, qui signifie » envie de pénis « . Cette envie est enfouie dans l’inconscient et donc inaccessible, mais confirmée par la clinique. Quand j’expliquais aux petites filles que de nouvelles dents allaient pousser à la place des dents de lait, elles s’exclamaient parfois sur un ton jubilatoire : » Mais alors, il va aussi me pousser un zizi ? » La petite fille est acculée à cette envie, à ce » regret de n’avoir pas de pénis » au moment où elle vit le risque de confusion ou de fusion avec sa mère, à laquelle elle est identique et pour laquelle elle brûle d’amour. La possession d’un pénis, qui, j’insiste, doit être perçu comme organe différenciant et non pénétrant, mettrait fin à ce tourment dans la mesure où elle serait assurée de pouvoir être elle et non pas absorbée par sa mère ou en devenir un clone ou une ombre. Cette » envie de pénis » ne disparaît pas avec le temps. On connaît la difficulté de la relation mère-fille qui dure toute la vie. Ce qui permet d’avancer que » se réaliser « , exercer une profession et gagner de l’argent aurait pour objectif d’obtenir le meilleur substitut de pénis possible. La démonstration est rigoureuse, mais tous ces éléments ne sont pas clairement perceptibles dans le public, on a semé plein d’idées fausses. J’ajouterai encore ceci : dans le mariage, il y a un anneau, symbole d’investissement affectif de l’époux et d’achat, » je t’ai acquise, achetée « . Je répète, l’homme donne, la femme se donne.
Pourquoi dites-vous que le fantasme du prince charmant est plus tenace qu’on ne l’imagine ?
Le prince charmant est gage de sécurité, d’assurance et d’absence de souci. Quand on a un prince, on est dans la logique anatomique et physiologique des individus dans le couple. Un prince a les moyens de donner, une femme se donne plus volontiers. Cela dit, entendons-nous bien : je ne suis pas en train de militer pour que les femmes restent au foyer. Mais j’insiste, une fois de plus, sur l’extrême lenteur avec laquelle se modifient nos modes de penser, travaillés à notre insu par le religieux. Même décriée ou délibérément jetée aux orties, la différence des sexes conditionne et continuera indéfiniment de conditionner tous les comportements sans exception.
En conclusion, vous écrivez que la question de l’argent dans le couple est un trompe-l’oeil destiné à occuper l’esprit. C’est-à-dire ?
Dans la plupart des couples, environ 70 à 75 %, l’argent ne pose pas de problème. Ce sont des personnes qui ont bien intégré la pratique de la transaction et qui ont une certaine générosité. Ailleurs, la façon dont l’argent est géré est symptomatique de la personnalité des partenaires. On se bat autour de lui pour ne pas affronter ce qu’il y a derrière. Je cite l’exemple d’un couple qui n’arrive pas à se mettre d’accord sur le salaire de la femme de ménage. La femme estime que celui-ci doit être pris en charge par les deux partenaires. L’homme refuse catégoriquement en argumentant que c’est elle qui tient à la propreté, alors que lui se fout complètement de ces détails et peut vivre heureux dans » le bordel » sans être dérangé. L’argent renvoie donc à autre chose, l’envie de propreté, par exemple. Il ne faut pas être paresseux, il faut chercher ce qu’il y a derrière, quel problème cela pose. Mon livre est constitué de pistes, je voudrais que chacun commence à réfléchir. La place et le maniement de l’argent, jamais identiques d’un couple à l’autre, sont un symptôme de chacun des partenaires du couple comme du couple lui-même confronté à son devenir et à sa durabilité. Aujourd’hui, on recherche la facilité. Or, la durée, c’est une question de volonté, sinon on cède à l’égoïsme pulsionnel. La vie de couple, c’est quelque chose de très difficile à construire. Je pense qu’un livre comme celui-ci a une certaine utilité.
(1) Les couples et leur argent, par Aldo Naouri, éditions Odile Jacob.
Entretien : Barbara Witkowska – Illustrations : Sonia Klajnberg