Caravane sérail

Bientôt, le départ du Tour de France. Si les cyclistes affûtent leurs mollets, la caravane publicitaire, véritable spectacle grandeur nature, peaufine, elle, ses drôles de machines. Le Vif/L’Express a visité ces lieux où se construisent cornets de frites, bonbons et autres biscuits roulants…

Aujourd’hui, les mécaniciens finalisent l’étrange greffe d’un museau de Renault Twingo sur l’avant d’un camion Iveco de 3,5 tonnes entièrement désossé. Curieux exercice pour un garagiste. Mais ce n’est pas un garage. Ici, dans les ateliers de Theobora, au coeur de la zone industrielle de Pithiviers (Loiret), on ne répare pas, on invente d’étranges objets roulants, les  » événementiels « . Du sur-mesure. La société a même une spécialité : fabriquer les véhicules de la caravane publicitaire du Tour de France. Cette filiale de l’agence de communication Ideactif en peaufine une quarantaine pour l’édition de 2014, dont une quinzaine de nouveautés, réalisées au milieu d’une caverne d’Ali Baba pleine de matériaux et d’outils, de structures réformées et de prototypes à la retraite.

Un mois plus tard, au début de juin, c’est la course contre la montre pour la quinzaine de professionnels métallurgistes, menuisiers, électriciens, peintres, sculpteurs,  » spécialistes-en-tout  » souvent intermittents du spectacle au talent éprouvé de scénographe ou de décorateur. Dans les premiers jours de juillet, les convois doivent impérativement prendre la route pour l’Angleterre, point de départ de l’épreuve cette année. Parmi les premiers partants, notre UGM (utilitaire génétiquement modifié), devenu entre-temps le char vedette de la caravane McCain. Pour la première fois, le n° 1 de la frite surgelée arrive sur le Tour, et il doit imposer d’emblée son image parmi les vieux routards, PMU, Vittel ou Antargaz.

Dans un paysage arboré, un vrai-faux tracteur en PVC tire une remorque surmontée du nouveau logo de la marque et d’une fourchette de plus de 4 mètres tournant sur elle-même, sur laquelle sont piquées des frites. Le tout en composite très kitsch de métal, polystyrène, mousses, résines et peintures. A ses côtés, en escorte, trois VW New Beetle chargées elles aussi de cornets de frites XXXXL.L’ensemble représente un incroyable défi créatif : les proportions doivent être respectées, les frites dorées s’harmoniser avec le nouveau code couleur orange de la marque, les sachets ne doivent pas ressembler à des bottes de paille, et il faut que les décorations résistent au démontage, les engins de la caravane devant circuler le soir comme tout le monde pour rejoindre une autre ville-étape.

160 véhicules déjantés traversent la France à 30 kilomètres-heure

C’est ainsi que l’on prépare, six mois avant le départ, la caravane la plus folle de l’année, qui voit un chien boxer de 3 mètres de hauteur défier le lion mascotte du maillot jaune, des cyclistes rivaliser avec des chevaux de course, des lapins king size copiner avec une poule affable, au milieu d’une meute de Skoda. Une cohorte de plus de 160 véhicules, tous plus déjantés les uns que les autres, qui traverse la France à 30 kilomètres-heure sous l’oeil bienveillant de la maréchaussée, deux heures avant les coureurs mais sur le même parcours, et qui contribue, pour une bonne part, au succès populaire du Tour de France :  » En 2013, 48 % des spectateurs déclaraient venir uniquement pour assister au passage de la caravane publicitaire « , reconnaît Aurélien Janssens, commissaire général adjoint du Tour.

Si le Tour a 101 ans, la caravane, inventée par Henri Desgrange, en a 84. Elle fait toujours fantasmer les enfants, même ceux, aujourd’hui devenus grands, qui vouaient un véritable culte au tonneau Byrrh ou au camion-fusée Téléavia des années 1950. La maison britannique Bonhams met régulièrement aux enchères ces véhicules mythiques. Tel celui du confiseur le Nain gourmand datant de 1952. Entièrement restauré, il a été vendu 46 000 euros en 2009.

 » Il n’y a plus de carrossiers comme Le Bastard ou Pourtout, qui réalisaient intégralement des camions ou des voitures « , regrette Stéphane Guillou, président du club Tour de France miniatures, qui réunit les collectionneurs de ces modèles réduits publicitaires. Les quelques ateliers qui ont repris le flambeau ont allégé le processus, dont la première étape est toujours le désossage.  » On prend des véhicules utilitaires dont on ne conserve souvent que le châssis et la partie mécanique, et des voitures décapotables que l’on débarrasse de leur toit et de leur coffre. Puis on rebâtit par-dessus des décors de plus en plus sophistiqués « , raconte Luc Boissinot, sept Tours de France au compteur comme responsable des véhicules caravane de Theobora. Là, l’imagination est reine.

Pour rendre l’effet des cristaux de sucre sur une fraise Tagada de la caravane Haribo sans que le bonbon ait une peau râpe à gruyère, les décorateurs de Mandarine-l’Atelier ont testé toutes sortes de matériaux.  » Nous avons finalement adopté les granulés d’une litière pour chats, bien recouverts de peinture rose « , s’amuse Benoît Maugrion, directeur associé de cette entreprise qui intervient dans ses locaux de Pantin (Seine-Saint-Denis) sur une cinquantaine de véhicules du Tour. La caravane publicitaire est le royaume de l’illusion. Si les très populaires 2 CV commerciales du saucisson Cochonou, drapées dans leurs robes Vichy rose, se revendiquent fièrement 100 % d’origine – elles le paient sur les routes de montagne, où elles mobilisent régulièrement les services du dépanneur -, le TUB Citroën, modèle Louis la Brocante, aux couleurs du Coq sportif, n’est qu’un trompe-l’oeil ; la carosserie en tôle ondulée récupérée sur un modèle d’époque est  » transplantée  » sur un camion moderne.  » Tout cela ne relève ni du bricolage ni de l’improvisation, souligne Jean-Philippe Lefeve, responsable de l’habillage des carrosseries de Theobora. Il s’agit de création.  »

Prise au vent, coup de frein, accélération : tout doit être prévu

De diplomatie aussi, face au peloton d’intervenants qui font le siège de la caravane : ici, un client qui veut que sa marque émerge au milieu d’une trentaine de logos, là, le commercial de l’agence de création qui promet le ciel avec des idées accrocheuses, mais irréalisables, trop grandes, trop grosses, trop lourdes.  » Sur le dessin de départ de l’avion Air Corsica, que nous avons réalisé l’an dernier, les ailes étaient proportionnées comme celles d’un véritable aéroplane, raconte Benoît Maugrion. Chacune aurait dû mesurer plusieurs mètres, alors que l’on n’a droit qu’à une largeur maximale de 2,60 mètres. On a dû expliquer qu’on réalisait non une maquette, mais un élément d’animation.  » Le spectateur voit le véhicule une vingtaine de secondes, de trois quarts avant ou de trois quarts arrière, et un quart de seconde de profil, jamais de face. Le décor est donc conçu pour le mouvement et tout ce qui peut se passer sur la route aura été imaginé : le véhicule pourra rouler jusqu’à 70 kilomètres-heure sans perdre d’éléments, supporter un coup de frein brutal sans larguer dans la foule une montre de 1 mètre de diamètre, il n’offrira pas de prise au vent latéral… Sans oublier non plus qu’un pneu crevé doit être changé, même s’il est caché derrière des baguettes de pain (!) et qu’une cabine doit pouvoir basculer pour laisser l’accès au moteur.

Pour compliquer encore l’exercice, il faut respecter la réglementation de l’organisateur (ASO), de plus en plus exigeant en matière de sécurité, pour le public comme pour les caravaniers. Semaine après semaine, le travail de la quinzaine d’agences et d’ateliers de création est passé au crible par les équipes spécialisées d’ASO. Sourcilleux, mais très coopératifs, ces techniciens vérifient tout. Finalement, entre le cahier des charges des véhicules, le règlement intérieur et le plan de prévention des risques professionnels, ce sont près de 40 pages de normes et de règles que les responsables  » caravane  » des 35 partenaires doivent contresigner avant le départ. Exigeant, certes, mais pour autant pas un seul ne passerait son Tour.

Par Christian David Reportage photo : Jean-Paul Guilloteau pour Le Vif/L’Express

L’imagination est reine : des granulés de litière pour chats peints en rose font office de cristaux de sucre recouvrant une fraise Tagada

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