En matière de construction et d’espace public, Liège fut l’un des fleurons de la modernité. Une vitalité à laquelle rend aujourd’hui hommage un Guide d’architecture moderne et contemporaine, qui est aussi un manifeste pour l’avenir : au-delà de l’image de marque de la ville, la création architecturale doit rester un enjeu citoyen.
La Cité administrative en bord de Meuse, le lycée Léonie de Waha sur le boulevard d’Avroy, la bibliothèque Chiroux-Croisiers ou les tours de la cité de Droixhe : ces bâtiments indissociables du paysage liégeois n’ont pas toujours bonne presse. On les juge ternes, gris, froids et parfois tout bonnement laids. C’est pour dépasser ce jugement esthétique un peu stérile que Sébastien Charlier, chercheur à l’ULg, et Thomas Moor, chargé de la diffusion culturelle et du suivi de la politique architecturale au sein de la Cellule architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ont eu envie de concevoir un guide qui replacerait ces bâtiments parfois ignorés, souvent dénigrés, dans une perspective historique qui permette d’en rétablir le sens.
Car si ces constructions ne sont pas toujours mises en valeur ou réhabilitées comme il se doit par les pouvoirs publics, elles sont considérées comme quelques-unes des plus belles réalisations modernistes. » A l’échelle de l’Europe, Liège est une ville de moyenne taille qui se distingue par sa vitalité en termes de culture et de production architecturale, à l’image de ces » secondes villes « , comme l’est Barcelone par rapport à Madrid. Elle est une puissante chambre d’écho locale aux grands courants architecturaux qui traversent le XXe siècle « , commente Thomas Moor.
Liège à l’avant-garde
A mi-chemin entre le guide du promeneur et le beau livre, l’ouvrage conçu par ces deux historiens répertorie ainsi quelque 400 bâtiments privés et publics de la Cité ardente. On y découvre notamment qu’à côté de sa grande soeur bruxelloise, Liège n’est pas en reste en matière d’Art nouveau, de la maison Beìnard rue Lambert le Bègue (Paul Jaspar, 1895) à la Villa l’Aube à Cointe (Gustave Serrurier-Bovy, 1903), en passant par la maison Rogister de la rue Lairesse (1902).Mais aussique le lycée Léonie de Waha (Jean Moutschen, 1938) abrite de nombreuses oeuvres signées par les plus grands artistes liégeois de l’entre-deux-guerres.
Ou encore que la cité si décriée de Droixhe (EGAU, 1950-1958) était considérée dans les années 1960 comme un symbole du progrès social et une réalisation exemplaire du Mouvement moderne. » L’enjeu est de sortir de la question esthétique pour observer la manière dont la forme traduit une intention culturelle, sociale, technologique et donc aussi, éminemment politique « , explique Thomas Moor.
Cette perspective historique est d’autant plus précieuse que Liège, comme à peu près toutes les villes d’Europe, travaille de manière obsessionnelle à développer son image de marque vis-à-vis de l’extérieur. » Aujourd’hui, Liège est prise dans une tendance au benchmarking : elle souhaite se mesurer aux autres villes, renforcer son attractivité. En raison de la dislocation du tissu industriel, elle mise donc beaucoup sur le développement culturel et touristique « , poursuit Thomas Moor.
Cette volonté de rayonner et de distinguer Liège sur la carte européenne s’est concrétisée dès 2009 avec l’inauguration de la nouvelle gare des Guillemins. » Il est indiscutable que d’un point de vue formel, c’est un bâtiment très réussi et sans doute l’une des plus belles réalisations de Calatrava. Mais la question reste posée de la pertinence d’une construction si coûteuse pour une ville de 200 000 habitants « , estime Thomas Moor. Trop grande, trop belle, trop chère ? La gare des Guillemins, emblématique d’une tendance à la » starification » de l’architecture, semble néanmoins avoir ouvert la voie à un renouveau du paysage liégeois qui, ces dernières années, a vu pousser comme des champignons de nouvelles constructions. » On a parfois présenté la gare comme un aboutissement mais je pense que c’est plutôt un point de départ « , constate Thomas Moor.
Tout à la culture ?
Ces investissements publics ont essentiellement bénéficié à des bâtiments à vocation culturelle, tous salués pour leur qualité architecturale : le Grand Curtius d’abord, mais aussi, très récemment, le Théâtre de Liège, l’Opéra royal de Wallonie et son expansion en toiture, le Manège de la Caserne Fonck, le cinéma Sauvenière et sa voisine, la Cité miroir, installée dans les anciens bains liégeois, et bientôt le MADmusée et le Ciac (Centre international d’art et de culture).
» On constate qu’à Liège, l’essentiel de l’argent public va aux infrastructures culturelles mais qu’il y a moins d’investissements dans le logement social. C’était tout à fait l’inverse dans les années 1930 et 1960 « , observe Thomas Moor. Un » tout à la culture » perçu, peut-être à juste titre, comme un antidote à la crise. Quant au logement social – désormais appelé » logement public » -, il se concrétise à présent dans des constructions de petite taille, par exemple dans le quartier Saint-Léonard, avec Les Forges ou Les Franchimontois, ou en Sainte-Marguerite. Le » grand ensemble » de Droixhe attend en revanche toujours son projet de réhabilitation.
Non loin de là, le luxueux projet d’éco-quartier de Coronmeuse devra relever le défi de la mixité sociale. » Pourvu qu’on puisse vendre ces coûteux appartements à l’heure où la stratégie de développement de l’offre à l’horizon 2030 n’est pas clairement explicitée, notamment sur la nécessité d’étaler dans le temps de telles opérations pour pouvoir absorber la demande « , avertit Thomas Moor.
Le long du tram
Une chose est sûre : le futur architectural de Liège ne peut plus se penser désormais sans le tram, dont la mise en service est prévue pour 2018 et qui devrait durablement modifier la physionomie de la ville. » Liège est la seule ville belge où on réimplante le tram après l’avoir abandonné pendant des décennies. C’est en ce sens un projet assez unique « , remarque Thomas Moor. Des zones longtemps laissées en dehors du centre urbain devraient s’y trouver à nouveau reliées et intégrées.
Ainsi du Val-Benoît, ancien site universitaire situé à l’entrée sud de Liège, en bord de Meuse et qui avait été laissé à l’abandon pendant de nombreuses années. Actuellement en cours de réaffectation, cet ensemble exceptionnel, salué à l’époque par le peintre et architecte anversois Henry Van de Velde, intégrera des pépinières d’entreprises, des bureaux et à terme, du logement social. Une boucle bouclée pour ce site qui fut construit dans les années 1930 pour accueillir… les futurs ingénieurs et ingénieurs-architectes de l’Université de Liège.
» C’est actuellement l’un des plus intéressants projets liégeois de cette ampleur, marqué par une véritable cohérence programmatique, architecturale et paysagère. Cela illustre ce qui apparaît en filigrane de ce guide : la mise en oeuvre d’une politique architecturale ambitieuse – si elle venait, notamment, à généraliser le recours à la compétition de projets – pourrait bien devenir l’un des enjeux les plus porteurs d’avenir pour Liège, tant du point de vue de l’amélioration du cadre de vie de ses habitants que pour son rayonnement en Belgique et au-delà « , conclut Thomas Moor.
Guide d’architecture moderne et contemporaine à Liège 1895-2014, sous la direction de Sébastien Charlier et Thomas Moor, Mardaga et Cellule architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 400 p.
Par Julie Luong