La nouvelle nous vient d’Allemagne. Le tribunal administratif fédéral, qui siège à Leipzig, vient de donner raison à un boucher turc qui souhaitait égorger les bêtes sans anesthésie préalable. Or cette décision de justice est à la fois contraire au droit allemand, qui veut que le bétail soit anesthésié avant d’être abattu, et contradictoire avec la Loi fondamentale, qui confère, depuis 2002, une valeur constitutionnelle à la protection des animaux. Plutôt retors, le chevillard a multiplié les procédures pendant onze ans en remuant le couteau dans la plaie. Son argument ? Faute de respecter à la lettre le rite musulman, qui impose d’égorger vif, l’Allemagne porterait atteinte à la liberté religieuse. Surgit la lame de fond : faut-il tolérer que des principes issus des Lumières puissent être retournés à des fins obscurantistes ? Exciper de la liberté religieuse d’un groupe donné pour faire reculer tout un système de civilisation pose d’une manière bien concrète la question de l’élargissement de l’Union européenne à la Turquie. Est-ce à l’Europe de changer ses règles de vie ou à la Turquie d’accomplir le chemin ?
La réponse vient des Turcs eux-mêmes. Il y a quelques semaines, le grand quotidien Milliyet publiait un édifiant sondage : 78,1 % des Turcs disaient ne pas avoir confiance en l’Union européenne. Tous les médias turcs évoquent depuis une vraie lassitude de l’opinion. Une autre enquête d’opinion établit que 70 % des Turcs préfèrent un arrêt des pourparlers avec l’UE à des concessions sur Chypre. Contrairement à ses engagements, le gouvernement turc refuse de ratifier, avant la date butoir du 1er janvier 2007, le protocole d’Ankara, qui contraint la République turque de Chypre du Nord à ouvrir ses ports et ses aéroports aux navires et aux avions chypriotes grecs. En réplique, la Commission européenne a recommandé, le 29 novembre, un gel partiel des négociations d’adhésion. Les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq qui se réuniront à Bruxelles, lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre, entérineront donc la crise et officialiseront très vraisemblablement un net ralentissement du processus d’élargissement à la Turquie. La semaine dernière, le pape Benoît XVI s’est dignement agenouillé dans la mosquée Bleue. A quoi bon si l’inextinguible nationalisme turc perçoit la route de l’Europe comme une descente vers Canossa ? l
CHRISTIAN MAKARIAN