En tendant la main aux artistes belges francophones, la ville campinoise donne un bel exemple d’ouverture et de tolérance. Reportage.
Jamais on ne lui a demandé d’évoquer BHV ni d’autres sujets politiques. Mais si Joëlle Milquet n’avait pas été la » Madame Non » archiconnue en Flandre, elle n’aurait sans doute pas été conviée à parler de culture à Turnhout face à 130 Flamands, le samedi 28 janvier dernier. C’était dans l’imposant centre culturel De Warande, en lancement du deuxième festival Bonjour, consacré aux arts et à la culture de Belgique francophone. Une initiative aussi rare que salutaire en ces temps où les deux communautés se regardent en chiens de faïence. L’interview était censée se dérouler en français, mais la ministre fédérale avait mis un point d’honneur à s’exprimer dans la langue du cru. Las ! Elle s’est désolée après coup de son faible niveau, avec sa répétition des mots » belangrijk » et » interessant » toutes les deux phrases. » J’avais l’impression de parler comme une enfant de 10 ans « , s’est-elle excusée.
Mais personne ne lui en a tenu rigueur. Mieux, chacun la félicitait d’avoir si bien parlé. Le contenu importait peu finalement, sauf lorsqu’elle a lâché : » Je viens de Charleroi, et comme on avait le choix entre le néerlandais et l’anglais, j’ai choisi naturellement l’anglais. » Quelques chuchotis dans la salle… Mais vite oubliés. A Turnhout, capitale culturelle de la Flandre 2012, Milquet est désormais » Madame Oui « , celle qui a accepté de parcourir une bonne centaine de kilomètres vers le nord-est du pays pour affronter un public inconnu. » J’ai sacrifié tout mon samedi, la culture n’est pas dans mes compétences et ça ne me rapportera aucune voix, mais je tenais à être présente après toutes les caricatures qu’on a faites de moi en Flandre, nous a-t-elle confié. On ne peut pas se contenter de faire de grands discours, il faut aller à la rencontre des gens. Je suis fermement convaincue que la culture est précisément ce qui permet de les rapprocher. »
Justement : le plus beau rendez-vous de cette journée d’ouverture (le festival dure jusqu’au 5 février) s’est produit sur le coup de 20 heures, avec le spectacle Kiss and Cry de Jaco Van Dormael et Michèle Anne de Mey. Une histoire emplie d’humour et de mélancolie filmée en direct à partir de décors miniatures, et projetés sur grand écran. Un peu comme si on voyait simultanément le film et son making of, réalisés par une dizaine de personnes présents sur la scène. Des mains, des doigts qui dansent et s’entrelacent sur du sable, dans l’eau, sous la couette. Une gare et un train qui passe et repasse, comme les amours qui surgissent et disparaissent. Effet maximal, et pur bonheur, salué par une longue standing ovation des spectateurs flamands, certains visiblement émus. Kiss and Cry venait d’être joué au Chili, où l’évocation de la mémoire des amants disparus a touché les gens en plein c£ur, nous a raconté Jaco Van Dormael. A Turnhout, les Feuilles mortes chantées par Yves Montand auront peut-être évoqué la Belgique chez certains : » Les feuilles mortes se ramassent à la pelle/ Les souvenirs et les regrets aussi/Et le vent du nord les emporte… »
Une rencontre avant tout
Les deux scénographes auraient voulu une traduction intégrale du spectacle en néerlandais, plus facile à gérer. Les organisateurs du festival n’en voulaient pas : ils préféraient la version originale en français, avec sous-titres. Ce festival, après tout, est d’abord une rencontre. » En Flandre, on pense que les francophones jouent davantage dans le registre classique et que nous procédons à peu d’expérimentations « , explique dans le journal culturel local Daniel Cordova, directeur artistique du Manège à Mons, et qui a sélectionné pour Turnhout ce spectacle, de même que Historia Abierta, de Lorent Wanson. Le démenti est parvenu de maîtresse façon.
Au même moment, le Botanique secouait le Kuub, la salle de concert du Warande, avec une programmation où l’on retrouvait notamment Aeroplane, présenté comme » le top dj de Liège « , et des groupes bruxellois comme Great Mountain Fire et BNRS. Le reste de la semaine ? Une rétrospective Jaco Van Dormael, deux expos, du théâtre pour enfants et une lecture du journaliste Christophe Deborsu autour de son livre (en néerlandais) sur les Wallons. Le bourgmestre de Turnhout Francis Stijnen (CD&V) applaudit des deux mains le projet Bonjour : » La Wallonie, ce n’est pas seulement un terrain de détente pour se promener ou faire du kayak. Nous voulons mieux connaître nos voisins du Sud. Ici, on est loin de BHV et de la problématique Flamands- francophones, et donc nous sommes sans doute plus ouverts. »
Pas peur de la N-VA ? » Pour l’instant, ils n’ont aucun siège au conseil communal, mais c’est clair que leur score va augmenter. » Il refuse, pour l’instant, de parler de cartel avec les nationalistes. Lors du dîner Bonjour (car rien de tel que la gastronomie pour rassembler les peuples), Jos Geysels, l’ancien président d’Agalev et turnhoutois d’origine, n’hésitera pas à clamer, en dégustant ses petits-gris de Namur flambés au péket (pikante jenever, en néerlandais), que le vote N-VA en Flandre est un » vote nostalgique, en faveur d’une Flandre qui n’existe plus « . La section locale du parti s’est toutefois bien gardée de critiquer ce festival francophone en plein territoire flamand.
L’offensive du Vlaams Belang
Pas comme le Vlaams Belang. Au conseil provincial d’Anvers du 26 janvier dernier, l’élu VB Jan Huijbrechts a osé cette question : » La province a-t-elle protesté contre le fait que son logo est apposé sur l’affiche bilingue du festival et que cela constitue une violation flagrante des lois sur l’emploi des langues ? » Il s’est en outre indigné que de l’argent public soit utilisé pour financer une » attaque camouflée contre le nationalisme « . Réponse du berger à la bergère : » Toute tentative pour raffermir la confiance avec la Wallonie serait donc l’expression de sentiments antiflamands ? C’est vraiment du n’importe quoi « , a rétorqué Peter Bellens (CD&V), député provincial pour la culture, dans son mot de bienvenue à Joëlle Milquet. Tout en souscrivant » pleinement » à plus d’autonomie pour les Régions et Communautés, Bellens les a appelées à s’écouter. Non sans avoir rappelé au passage : » Nous vivons ensemble et pacifiquement depuis plus de 180 ans dans ce pays, et on ne peut pas dire qu’on y vit mal. «
Et pour l’avenir ? Tout en souhaitant qu’une ville wallonne lance une initiative similaire, le centre culturel de Turnhout voudrait renforcer son partenariat avec Mons. Parce que c’est la ville du Premier ministre Di Rupo ? » Non, parce que Mons est un peu notre ville en miroir : une cité de taille comparable, comme nous aux extrémités du pays, avec de l’ambition au niveau culturel (tel le festival du film d’amour), et ouverte aux courants transfrontaliers « , explique le directeur Staf Pelckmans. Et puis, Mons sera capitale culturelle européenne en 2015, avec Malines comme ville partenaire. Cordova espère que cette année-là marquera » une rupture dans cette méconnaissance totale entre nos communautés. Ce que nous connaissons de la Flandre est si maigre, si superficiel. Et l’inverse est tout aussi vrai. » Reste à voir si le centre culturel de Turnhout, qui dépend des subsides flamands, gardera les coudées franches.
FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE