Bien dans son drôle

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Nathalie Uffner.

Trois volées d’escalier, des affiches de théâtre qui tranchent sur les murs noirs, vous attendez Nathalie Uffner au bar du théâtre de la Toison d’or (TTO), à Bruxelles. Une ambiance de mi-journée calme et tranquille qui tranche avec l’effervescence des soirs de représentation, salle comble la plupart du temps. Une belle réussite pour ce théâtre entièrement dédié à l’humour et dont le mantra est  » le rire sauvera le monde « . Tout un programme qui se décline depuis plus de vingt ans entre créations originales, spectacles, talk-shows, café-théâtre et, depuis peu, une nouvelle salle,  » le Little TTO « .

Plutôt pimpante et branchée, la directrice – pull en velours, jeans, baskets, mèche sur le front et rouge à lèvres fuchsia – vous emmène dans la salle de réunion. Au passage, vous traversez un plateau ultralumineux rempli de bureaux et de jeunes collaborateurs qui fourmillent, tandis que Nathalie Uffner précise :  » C’est une petite famille mais qui marche bien, nous avons beaucoup de chance.  » Et c’est après avoir délogé une partie de son équipe et versé son sirop de cranberries dans sa bouteille d’eau qu’elle se pose enfin. En contrebas, une vue directe sur la chaussée d’Ixelles, où des passants se pressent dans les magasins.

Férue d’art contemporain

Avant de commencer, la directrice mais aussi comédienne, auteure et metteuse en scène prévient :  » Je ne retiens absolument pas les noms. Pour vous communiquer mes oeuvres préférées, j’ai dû aller les rechercher via les sites des musées ou les galeries où je les avais découvertes. Lui, par exemple,dit-elle en tapotant de son vernis à ongle rouge la reproduction de Him, son premier choix. Je sais que c’est un Italien mais je suis bien incapable de le nommer. En tout cas, vous l’aurez remarqué, j’aime beaucoup l’art contemporain, sourit-elle. C’est en visitant la fondation Pignot (NDLR : Pinault) à Venise, avec mon mari et mes enfants, que j’ai découvert dans le coin d’une pièce ce que je pensais être au départ un petit garçon puni. Ce n’est qu’en faisant le tour de cette sculpture que j’ai réalisé que c’était Adolphe Hitler ! C’était incroyable ! J’ai trouvé ça très fort. Personnellement, je n’adhère pas à l’analyse de certains qui pensent que cette oeuvre représente un Hitler repenti, qui demanderait pardon pour les actes qu’il a commis… Il ne demande pas du tout pardon, c’est impossible de demander pardon pour ce qu’il a fait. Non, ici, c’est l’artiste qui le punit, il le met à genoux comme les gosses qu’on punissait à l’école avec des lattes sous les genoux.  »

Signée Maurizio Cattelan, une oeuvre dure qui résonne particulièrement chez Nathalie Uffner, dont les parents furent tous deux des enfants juifs cachés durant la guerre.  » En 1942, mes deux grands-pères ont été déportés à Auschwitz, ils n’en sont jamais revenus. Mon père et ma mère, qui devaient avoir près de 10 ans, ont été séparés de leur famille et cachés. Ma maman dans un couvent, mon papa un peu partout, même au-dessus d’un bordel à Bruxelles…  » Très émue, elle cherche ses mots :  » Je me rends compte que j’ai des problèmes à évoquer tout ça. Ça me touche tellement qu’il m’arrive souvent de faire des black-out complets sur ce que mes parents ont vécu. Ils m’ont raconté mille fois cette histoire et pourtant, je ne parviens pas à la retenir. C’est difficile de l’entendre, mon père pleure tellement quand il la raconte qu’elle en devient presque inaudible pour moi.  » Des parents privés d’études, autodidactes et  » autocultivés « , qui se lanceront dans la teinturerie et le commerce de fourrures dans la déjà célèbre galerie bruxelloise de la Toison d’or.

L’échec comme moteur

Un lieu prédestiné : en 1995, Nathalie Uffner, son mari, Albert Maizel, et sa meilleure amie, Sylvie Rager (codirectrice du TTO), posent leurs valises dans le vieux cinéma Le Clichy pour y installer leur bébé. Leur théâtre : le TTO.  » Je n’ai jamais imaginé une seule seconde reprendre l’activité de mes parents, tout comme faire des études d’ailleurs. J’étais tellement mauvaise élève – je n’écoutais rien, je brossais, je trichais – mais j’étais rigolote. Ce qui me fascinait, c’était Michel Fugain, le Big Bazar, les comédies musicales. Et comme j’étais vraiment nulle à l’école, je ne me suis jamais autorisée à penser pouvoir exercer un métier intellectuel ou poursuivre des études sérieuses… En revanche, je me suis vite aperçue que j’étais drôle. Je faisais du théâtre amateur à l’école et ça marchait, je faisais rire mes camarades.  » Un parcours long et difficile vers la scène tant Nathalie Uffner se voit constamment découragée par les pros du métier :  » Je me suis souvent fait « jeter », c’est terrible comme sentiment. A 18 ans, je manquais de maturité et de confiance en moi mais j’ai quand même passé l’examen d’entrée de l’Insas. Que j’ai raté. L’année suivante, j’ai fait l’examen du Conservatoire, où j’ai échoué, en partie, mais j’ai intégré tout de même la section déclamation. Trois ans plus tard, le jury a conclu que je ne serais jamais comédienne et qu’avec ma voix – fort particulière – je n’avais aucune chance de le devenir. Personne ne voulait de moi et tous me conseillaient d’arrêter. Mais je continuais, pas parce que j’avais la « foi » mais plutôt parce que chaque échec renforçait ma créativité. A chaque « refus », je pleurais beaucoup, mais au lieu de m’écrouler, j’avais directement une idée de dingue. Me faire remballer me donnait une énergie folle. Un peu comme un réflexe d’autoprotection, bien plus qu’un sentiment de revanche à prendre. J’ai réalisé récemment que toute ma carrière n’a été faite que de ça : un échec entraînait une idée créatrice.  »

Et des idées, elle en a. Car au-delà des créations théâtrales qu’elle signe, Nathalie Uffner fait monter sur les planches des comédiens non professionnels (Sous la robe), organise des talk-shows (Sots métiers) ou lance des capsules promotionnelles de ses spectacles dans lesquelles, derrière les fourneaux, elle dispense des recettes de cuisine en lien avec la pièce (Nathalie in the Kitchen). L’univers de Nathalie Uffner, c’est un peu un monde en soi.

On frappe à la porte vitrée, c’est l’attachée de presse qui aimerait savoir que faire avec quelqu’un qui prétend avoir gagné des places pour la représentation de Cherche l’amour, de Myriam Leroy, sold out depuis des semaines et pour laquelle une centaine de personnes sont toujours sur liste d’attente. En partant, elle laisse son petit chien, la mascotte du théâtre, un carlin qui, à gros renforts de gémissements, se retrouve avec bonheur sur les genoux de Nathalie Uffner, pattes avant sur la table. Il ne la quittera plus de tout l’entretien.

Le bout des complexes

Son deuxième coup de coeur : une oeuvre de Cindy Sherman, photographe américaine passée maître dans l’art du travestissement.  » J’ai vu plusieurs de ses expositions. Elle a un talent extraordinaire pour se glisser dans la peau des autres. Un véritable travail de comédienne mais sans narcissisme, tant elle va loin dans son déguisement. Ce qui m’amuse beaucoup avec elle, c’est d’imaginer les vies qui vont avec ces portraits.  » Nathalie Uffner fait la moue, se pince les lèvres et, malicieuse, invente :  » Secrétaire de 40 ans, bourgeoise, middle class et divorcée. Sans doute a-t-elle souffert, elle semble triste et seule, mais elle a décidé de reprendre sa vie en main. A mon avis, son mec s’est barré pour une plus jeune (éclats de rire). Même si je déteste ça, autant aller dans le cliché jusqu’au bout, hein ! Mais pour en revenir à cette photo, je trouve que 40 ans, c’est un âge dur, celui où on réalise qu’on est à la moitié de sa vie et auquel, machinalement, on se met à calculer le temps qu’il nous reste à vivre ; 50 ans, c’est différent, c’est celui où on devient « transparente » pour les hommes. J’ai beau être mariée depuis vingt ans, le regard des hommes, ça compte. Même si on est bien dans sa peau, un des moteurs dans la vie, c’est quand même le regard des autres. C’est comme au théâtre : on peut le déplorer mais le marqueur reste le public. J’avoue que ça me fait toujours beaucoup rire quand des comédiens me racontent qu’ils font du théâtre uniquement par amour des grands textes. Bullshit to-tal ! La comédie, ce n’est qu’un problème narcissique, c’est une blessure profonde au départ. Ce n’est pas propre aux comédiens, tout le monde a besoin d’être aimé, mais les comédiens, eux, vont jusqu’au bout de leurs complexes : ils en font leur métier.  »

L’angoisse de la vieillesse

Pour terminer : Old Persons Home, une installation de deux artistes chinois, Sun Yuan et Peng Yu, découverte à Londres avec ses complices et amies de toujours : les comédiennes Laurence Bibot et Soda.  » Je me rends compte que mes choix d’oeuvres sont très liés à la mise en scène qui, plus encore que la comédie, me passionne. De toutes mes casquettes, c’est ma préférée. Ah, ce pouvoir de prendre les spectateurs en otage, de les obliger à voir les choses comme l’artiste veut qu’ils les perçoivent ! Ici, ces deux artistes montrent des petits vieux dont les chaises roulantes s’entrechoquent, un peu comme des voitures à la foire… Cette oeuvre m’a fort touchée tant la vieillesse est un état qui m’angoisse. J’ai très peur d’être déconnectée, diminuée et de ne plus être capable de rien. Ces petits vieux ont été des « grands » pendant leur vie et, subitement, ils se retrouvent petits vieux comme les autres. Comme si, finalement, tout leur parcours n’avait servi à rien et, qu’in fine, chacun termine sa vie comme il l’avait commencée : vulnérable et dépendant. C’est ça qui me touche particulièrement. Et qui m’angoisse.  »

De toutes ces oeuvres choisies, Nathalie Uffner confie n’en vouloir posséder aucune.  » J’ai un vrai problème avec la possession d’art. J’ai tellement peur de m’en lasser que je n’en achète pas. Mais si je devais vraiment en avoir une, je prendrais une oeuvre très colorée, saturée de couleurs. Comme dans une comédie musicale, spectaculaire et un peu kitch, comme une fête.  » Et de conclure :  » L’art, finalement, n’est-ce pas simplement une envie de quitter la réalité ?  »

Dans notre édition du 16 décembre : Jaco Van Dormael.

PAR MARINA LAURENT • PHOTO : DEBBY TERMONIA

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