Secrétaire générale de la Francophonie, la Canadienne Michaëlle Jean, d’origine haïtienne, a elle-même été forcée de fuir la dictature et les violences. Elle vante aux Européens la qualité de l’accueil canadien. Interview exclusive.
Le Vif/L’Express : Vous qui avez trouvé un jour refuge dans un pays du Nord, que vous inspire cet afflux massif de migrants ?
Michaëlle Jean : Le plus grand drame aujourd’hui, c’est l’indifférence, le chacun pour soi, le chacun chez soi, et toute cette résistance à s’associer au drame de l’autre. Des partis politiques prônent cette mise à distance comme si cela ne se nous concernait pas, comme si c’était un fardeau. Mes parents, qui militaient pour la démocratie en Haïti, m’ont inculqué durant mon éducation que l’indifférence ne peut jamais être une option.
Qu’avez-vous vécu exactement ?
De mon pays, Haïti, des milliers de personnes ont fui en prenant la mer. Ma famille a lourdement été affligée par la dictature des Duvalier, comme tant d’autres. C’était un régime d’une brutalité indescriptible. Mes parents ont été arrêtés et mon père torturé. J’ai été témoin d’exécutions publiques, de disparitions. Des habitants de mon quartier ont été brûlés vifs, des familles décimées…
Cette expérience vous rapproche-t-elle des réfugiés actuels ?
Mais a-t-on besoin de passer par là pour comprendre ? Quand je vois ces gens fuir, se cacher dans les champs de maïs, j’imagine le battement de leur coeur, la souffrance de ces pieds qui marchent depuis tant de kilomètres… On parle beaucoup de ceux qui sont sous notre regard, mais je pense aussi à ceux, beaucoup moins visibles, qui sont reclus depuis si longtemps dans des camps en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient.
Comment s’est passé votre fuite d’Haïti en 1968 ?
Après avoir été torturé, mon père a été jeté devant notre maison comme une poupée de chiffon ensanglantée. Il était défiguré, méconnaissable. Mes parents ont demandé l’asile dans une ambassade à Port-au-Prince, mais seul mon père a pu y trouver refuge. Il était réputé pour sa résistance à la dictature, et il a pu fuir au Canada. Avec ma famille, nous sommes restés dans la clandestinité pendant des mois jusqu’à ce que mon père nous envoie les moyens nécessaires pour fuir en avion.
Avec, j’imagine, la peur au ventre jusqu’au bout ?
A l’aéroport, les macoutes (NDLR : milice armée du régime) cherchaient nos noms sur la liste, mais heureusement nous avions modifié nos prénoms et changé les dates. Nos amis nous regardaient à distance, inquiets de savoir si nous franchirions les contrôles. C’était quitte ou double, l’impression de vivre ma propre mort. Nous étions hantés par les histoires de ceux qui ont été arrêtés jusque dans l’avion. Quel soulagement quand l’appareil a décollé ! Mais j’étais traumatisée.
Avez-vous été bien accueillis au Canada ?
Nous sommes arrivés en plein hiver dans un monde inconnu. Mais les regards posés sur nous étaient apaisants, les interlocuteurs courtois. Ils comprenaient notre stress immense. Pour tous nos problèmes de logement ou de précarité financière, nous avons trouvé face à nous des personnes qui nous ont dit : » Vous n’êtes pas seuls. » Aux ressources déployées par le gouvernement se sont ajoutées des dizaines d’associations de citoyens décidées à vous épauler, et répétant également » Vous n’êtes pas seuls « . Ce n’était pas seulement un filet de sécurité social mais aussi fraternel, solidaire.
C’est cela qui manque aujourd’hui en Europe ?
Chaque fois que je vois des citoyens prêter main-forte pour rassembler des vêtements, nourrir, offrir un logement, cela me fait chaud au coeur. On n’a pas idée de ce que cela représente pour les réfugiés. Fallait-il voir le corps sans vie d’un enfant sur la plage pour comprendre cela ? Pourquoi n’avons-nous pas été capables auparavant de voir une Méditerranée se transformer en cimetière ? Quand j’entends » L’immigration est un fardeau « , » Les migrants sont une menace « , » Nous sommes envahis « , c’est horrible ! Je viens d’un lieu, le Canada, où on dit tout le contraire, à savoir que l’immigration a permis au pays de se construire et se développer.
Pourquoi est-ce inscrit dans l’ADN du Canada ?
Au Canada sont arrivés des migrants venus de partout et désireux de reconstruire leur vie. Les solutions sont l’affaire de tous, pas seulement de l’Etat. On n’est jamais dans la négation de là d’où on vient. Ce n’est pas du communautarisme, c’est vivre ensemble tout en étant fier de ses origines. Nous ne voyons pas la diversité comme un problème, mais comme une richesse, comme un appel encore plus fort à vivre ensemble.
Aujourd’hui, on accueille ces réfugiés comme s’ils ne devaient plus jamais retourner dans leur pays. Une erreur ?
Le plus grand souhait est de rentrer chez soi mais rien n’est là pour le garantir. Ma mère n’a plus jamais revu Haïti. Elle n’a pas pu apprécier pleinement la chute du régime qui l’a forcée à s’exiler. Moi-même, j’ai tenu à rentrer au pays en 1986 quand Duvalier a pris la fuite. Ce retour à la parole libérée, c’était extraordinaire. Mais quand j’y suis retournée l’année suivante à l’occasion des premières élections libres, cela s’est soldé par un massacre car les militaires tenaient à garder le pouvoir. Rien n’est définitivement acquis. Tout est si fragile. Regardez à Paris les noms de familles. Derrière, il y a souvent une histoire de gens poussés par des situations extrêmes et qui ne sont jamais repartis ; ils sont aujourd’hui français.
Quel message adressez-vous aux pays de la Francophonie ?
… et au monde entier : ayons un peu de mémoire. En tant que Gouverneure générale du Canada, j’ai mené une visite d’Etat en Grèce en 2009. Les autorités m’ont interpellée : » Nous sommes face à un afflux de réfugiés d’Afghanistan et d’Afrique, comment fait-on au Canada ? » J’ai répondu qu’à Montréal, j’ai habité le quartier grec, qui fut le point de chute de milliers de familles fuyant le régime des colonels (NDLR : qui a duré de 1967 à 1974). Ces Grecs d’alors, ce sont les Afghans d’aujourd’hui. Et rappelons-nous la Bosnie, ces hordes de réfugiés qui ont pris la route dans les souffrances et la terreur. Mon mari, qui est français, m’a souvent dit : » Je suis né sous les bombes, ma mère poussait une charrette sur une route parmi des centaines d’autres qui fuyaient la guerre. »
Que peut faire l’Organisation internationale de la Francophonie ?
La question des crises migratoires et la nécessité de protéger les personnes en détresse est présente depuis longtemps dans nos textes. Nous voulons sensibiliser contre l’indifférence mais aussi nous attaquer aux causes de l’exode. Nous venons de lancer un programme entièrement dédié à la formation professionnelle, l’entrepreneuriat et la création d’emplois. Créer des raisons d’espérer pour les jeunes est essentiel vu le désenchantement dans lequel ils se trouvent, et que certains exploitent. Regardez l’embrigadement par des organisations radicales et criminelles.
Et la démocratie ?
Elle est une condition essentielle pour un développement humain et économique durable. En 2016, 12 pays d’Afrique francophone connaîtront des élections. La Francophonie les accompagnera dans ce processus. Nombre de pays comprennent désormais que des scrutins fiables sont une des meilleures cartes de visite pour s’afficher positivement à la face du monde.
Michaëlle Jean sera l’invitée de la rentrée académique de l’ULB, ce vendredi 18 septembre. Elle s’exprimera sur le thème » La Francophonie, acteur des relations internationales « .
Entretien : François Janne d’Othée