Avorter : banal, vous avez dit banal ?

Il y a vingt-cinq ans, le gouvernement belge votait la loi Lallemand-Michielsen dépénalisant partiellement l’interruption volontaire de grossesse. A l’heure où les opposants se font entendre et où la pénurie de médecins menace, l’IVG demeure plus que jamais nimbée de secret et de culpabilité.

Les médecins commencent à manquer à l’appel au centre Louise Michel, établissement extrahospitalier pratiquant l’IVG dans la province de Liège.  » Cet été, trois de nos quatre médecins seront en congé maternité. Nous avons beaucoup de difficultés à trouver des remplaçants. Or, pendant les vacances, il y a déjà un délai habituel de deux à trois semaines avant une consultation « , explique Claudine Mouvet, directrice. Si l’on y ajoute les six jours prévus par la loi entre la première consultation et l’intervention, l’attente peut s’avérer longue. En Belgique, le délai maximal pour une IVG est fixé à 12 semaines de grossesse ; au-delà, il faudra faire le voyage jusqu’aux Pays-Bas, qui l’autorisent jusqu’à 22 semaines, voire en Grande-Bretagne, où l’avortement peut être pratiqué jusqu’à 24 semaines. Encore faut-il avoir les moyens de débourser les quelques centaines d’euros nécessaires là où, en Belgique, le coût à charge de la patiente en ordre de mutuelle est seulement de 3,40 euros. On estime qu’outre les 18 000 IVG annuelles recensées par la commission nationale d’évaluation – soit un taux d’avortements de 9 pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans, l’un des plus faibles au monde – 3 000 femmes belges se font ainsi avorter chaque année à l’étranger.

Le risque de pénurie concerne bel et bien l’ensemble du secteur. Le Dr Dominique Roynet, administratrice du Gacepha (Groupe d’action des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement) a ainsi plusieurs fois alerté sur la nécessité de préparer la relève, à l’heure où la génération de médecins militants est en train de partir à la retraite.  » Bien sûr que le manque de médecins pourrait créer une menace de fait sur l’accès à l’avortement « , estime Corinne Bouüaert, militante de la première heure et enseignante au département de médecine générale de l’ULg. C’est d’ailleurs déjà le cas dans certaines régions, notamment en Wallonie.  » Le sud de la Belgique est beaucoup plus influencé par la religion catholique et par des praticiens qui sortent de l’UCL « , pointe Dominique Roynet.

 » Certains étudiants sont contre l’IVG, évidemment. Mais il y a aussi beaucoup de jeunes médecins très engagés « , tempère Corinne Bouüaert, qui rattache cette pénurie annoncée à une crise plus globale de la médecine générale et sociale.

Malgré cette jeune garde essentiellement féminine (en Belgique, 74 % des généralistes entre 25 et 29 ans sont des femmes), Dominique Roynet s’insurge. A son sens, il est clair qu’aujourd’hui, les universités francophones – par désintérêt ou opposition idéologique – n’assument pas leur mission de formation dans ce domaine.

En janvier dernier, le ministre Jean-Claude Marcourt (PS) a interpellé les facultés de médecine à ce sujet.  » Nous allons répondre à cette demande en renforçant la formation théorique des médecins sur l’IVG, à travers des cours de déontologie médicale et d’éthique « , répond Dominique Vanpee, doyen de la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain.  » Par ailleurs, nous permettons déjà des stages à option en planning familial mais nous n’avons actuellement pas d’étudiants qui font ce choix. Il faut dire que c’est une pratique peu valorisée, notamment financièrement. Mais à mon sens, cela tient d’abord au manque d’attrait de cette pratique : les jeunes médecins veulent avant tout sauver des vies, non pratiquer des avortements « , estime-t-il.

La liberté des médecins est garantie par la loi du 3 avril 1990 qui stipule qu' » aucun médecin, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse « . Le fait que les hôpitaux catholiques mobilisent cette clause de conscience à titre collectif est un autre problème. Le doyen de la faculté de médecine de l’UCL se défend pour sa part d’une quelconque prise de position idéologique, tout en soulignant la nécessité qu’il y aurait à déplacer le débat.  » Il est peut-être plus important de sensibiliser les jeunes médecins à la nécessité de parler de la contraception avec leurs patientes car l’IVG n’est pas banale et n’a pas à être banalisée.  »

Opposants très connectés

Retour du religieux ?  » Mais nous avons toujours été là ! « , répond Monique de Thysebaert, de l’asbl namuroise Chemin de vie, fondée en 1991 dans le sillage de l’opposition de l’Eglise catholique à l’IVG. L’association, qui se targue de vouloir apporter une alternative aux femmes enceintes, a utilisé pendant plusieurs années l’appellation de  » planning familial  » avant mise en demeure.  » Nous dérangeons, on veut nous faire taire « , tempête Monique de Thysebaert. Comme d’autres groupuscules  » pour le droit à la vie  » – qui récusent le qualificatif de  » pro-life « , trop associé aux méthodes violentes de leurs homologues américains – Chemin de vie a donc dû se rabattre sur la distribution de feuillets dans les églises mais surtout sur Internet, où prospère la propagande anti-IVG.

Auteure de nombreux articles mis en ligne par Chemin de vie, Carine Brochier nous reçoit à l’Institut européen de bioéthique, sorte de think tank d’opposants à l’avortement et à l’euthanasie dont le comité d’honneur rassemble des personnalités comme le rabbin Albert Guigui, des gens issus de la noblesse et des professeurs d’université. Carine Brochier salue dès l’entame le combat féministe pour mieux en souligner les  » dérapages  » :  » En intégrant l’avortement dans le combat féministe, on s’est complètement trompé « , n’hésite-t-elle pas à déclarer.  » Quand il y a une relation d’amour entre un homme et une femme, il y a un enfantement. La nature l’a voulu ainsi. Mais dans une société où l’on banalise les relations d’un soir et où l’on jette la femme comme un Kleenex, c’est encore l’homme qui s’en sort bien avec cette dépénalisation !  » poursuit-elle.

Car ces militants  » pour le droit à la vie  » tiennent à le démontrer : ce qui leur importe n’est pas tant la survie du foetus que le bien-être des femmes. Leur argument principal réside ainsi dans le syndrome post-abortif : les femmes qui ont avorté souffriraient d’un mal-être persistant, de troubles dépressifs, de tristesse irrémédiable pouvant se manifester dix, vingt et trente ans après un avortement. Bien que non reconnu par la communauté scientifique, ce supposé syndrome continue de hanter les sites des anti-IVG, aux États-Unis comme en Europe, masquant une cause de mal-être pour le coup avérée : la culpabilisation massive des femmes.

Les difficultés psychiques engendrées par les grossesses qui aboutissent ? Les opposants à l’IVG ne les évoquent pas. C’est pourtant l’expérience de la maternité qui a décidé Claire, 28 ans, à avorter. Cette discrète puéricultrice a traversé une grave dépression post-partum après son premier accouchement, jusqu’à la tentative de suicide. Aujourd’hui, elle va mieux mais elle sait son équilibre fragile :  » Je ne pourrais pas à nouveau prendre ce risque, je ne le supporterais pas « , confie-t-elle au centre Louise Michel. Mais c’est Laure, regard impénétrable derrière ses lunettes, qui incarne sans doute pour les anti-IVG le cas le plus répréhensible. Cette femme bientôt diplômée révèle avoir trompé son compagnon avec qui elle essaie d’avoir un enfant : elle craint aujourd’hui être enceinte de son amant.  » Je ne veux pas d’une grossesse qui ne soit pas de mon compagnon « , dit-elle. Ainsi va la vie dans les centres de planning où les femmes les plus dissemblables défilent avec autant d’histoires singulières, compliquées, bancales, banales. Mais ici, leurs raisons sont  » toujours les bonnes « , et leur  » situation de détresse « , toujours reconnue.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Par Julie Luong

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