Nous avons reçu l’ordre de prendre Verdun. (à) Il va y avoir une lutte comme le monde n’en a pas encore connu. Nos chefs nous ont renseignés et nous ont dit que l’Allemagne et nos chères familles attendaient de nous de grandes choses. »
Ce 21 février 1916, 1 200 canons pulvérisent les lignes françaises depuis l’aube, alors que Rudolf, soldat au 8e régiment de fusiliers, achève la lettre qu’il destine à sa mère. » [C’est] la plus grande forteresse des Français… Cela coûtera encore des victimes, mais si cela réussit, la paix sera proche, poursuit-il dans un autre courrier, car l’ennemi verra bien qu’il ne peut plus venir à bout de nous. »
Au moment d’engager la bataille, les troupes commandées par le Kronprinz, le fils de l’empereur Guillaume II, ont certes quelques craintes. Mais surtout bon moral. L’état-major leur a promis une victoire éclatante. Et le déploiement colossal d’artillerie dans les environs de Verdun a de quoi leur donner confiance. A tel point que les premières unités de fantassins, persuadées de ne rencontrer qu’une faible résistance, avancent l’arme à la bretelle. Avec la prise du fort de Douaumont, le 25, un journal allemand annonce même la » Victoire de Verdun « . Mais pour le Feldgrau – le » troufion » allemand, qui tire son surnom de la couleur vert-de-gris de son uniforme – la suite sera une lente descente aux enfers : 143 000 morts et disparus, 187 000 blessés, de février à décembre. C’est-à-dire à peine 10 % de pertes de moins que celles infligées aux Français. » Très rapidement, les soldats sentent que l’offensive n’est pas décisive. Cela va susciter chez eux de l’incompréhension, de l’amertume et de la colère « , explique l’historien Gerd Krumeich, spécialiste allemand de la bataille de Verdun. Comme leurs ennemis, les Allemands vont être englués dans un paysage d’apocalypse fait de neige, de boue et de monceaux de cadavres. Ils sont hachés par les obus, ensevelis sous les » orages d’acier » de l’artillerie française qu’a décrits le romancier Ernst Jünger, combattant de Verdun.
Le lieutenant Max H., qui a pris le commandement d’une compagnie pour pallier des » pertes en officiers assez considérables « , écrit à ses parents : » Jamais encore je n’ai connu la guerre avec un caractère effroyable aussi indescriptible. Nous ne pouvons même pas enterrer nos morts. Ce n’est qu’en risquant des existences qu’on peut faire mettre en sécurité les blessés. » L’un d’eux, appartenant au 56e régiment de réserve, décrit leur calvaire : » Je suis (à) à moitié mort de fatigue et d’effroi (à). En trois jours, la compagnie a perdu plus de 100 hommes, et bien des fois je n’ai pas su si j’étais encore vivant ou déjà mort. » Le désarroi des Feldgrauen est accentué par le fait qu’ils sont maintenus en ligne pendant de longues semaines. » Contrairement aux Français, ils ne sont pas relevés régulièrement. Or, ils ne comprennent pas pourquoi et se demandent où sont les renforts, souligne Gerd Krumeich. Au fil des semaines, les soldats ont le sentiment d’être trahis par leur hiérarchie, spoliés de la victoire annoncée et peu soutenus par l’arrière. Cela est vécu comme un véritable coup de poignard dans le dos. »
L’armée du Reich a pourtant préparé l’offensive avec minutie. L’arrière du front est organisé de manière industrielle, avec gare de triage, usines et unités de soldats chargés d’approvisionner l’artillerie en obus. Pour s’assurer une certaine autonomie alimentaire, les différents régiments se voient attribuer des champs, des fermes collectives où l’on élève notamment des porcs. Il existe même des fabriques d’eau de Seltz destinée aux troupes.
Lorsqu’ils sont enfin relevés, les soldats allemands ont une priorité : retrouver un peu de propreté. Des salles d’épouillage, des étuves pour le linge permettent d’éliminer la vermine. Les services de santé ont une peur panique des épidémies. Pour le » repos des guerriers « , des bordels de campagne sont installés. Enfin, ils peuvent écrire aux familles et » cantiner « , autrement dit se procurer quelques vivres et objets personnels. Les gobelets et récipients décorés à l’effigie du Kronprinz, par exemple, font fureur.
Mais le bon temps ne dure pas. Au bout de quelques jours, il faut retourner au combat, revenir à l’endroit même où sont tombés tant de camarades. » Au front, chaque unité est « enracinée » dans un secteur du champ de bataille, explique Jean-Claude Laparra, auteur de plusieurs livres sur l’armée allemande dans la Première Guerre mondiale. Dès qu’il sont en position, les soldats creusent et tâchent d’aménager le secteur dont ils sont « propriétaires », pour mieux préparer les assauts. » Tel réseau de boyaux barbelés ou de tranchées bétonnées peut, par exemple, être surnommé le » coin des Bavarois » ou des Wurtembergeois. L’armée impériale est d’ailleurs constituée de régiments originaires des différentes régions allemandes, Prusse, Bavière, ou de territoires soumis – 100 000 recrues polonaises environ combattent à Verdun sous l’uniforme Feldgrau. Le soldat est ainsi entouré de jeunes recrues originaires du même Land, parfois de la même ville, des voisins, des amis…
En dépit des grandes offensives lancées en mars et en juin pour forcer la décision, la situation s’enlise. Le ravitaillement des troupes est de plus en plus problématique. Le goulache, la charcuterie et les pommes de terre – servies d’ordinaire par les Gulaschkanone (canons à goulache), c’est-à-dire les cuisines roulantes – parviennent difficilement en première ligne. » Les cuisines sont à deux heures de chemin. Pour Pâques, nous n’avons rien eu à manger ni à boire, si ce n’est la moitié d’un quart de café, se lamente un soldat, le 30 avril. De l’eau, il n’y en a plus une goutte ici, mais maintenant la ration de café augmente un peu, car notre nombre diminue de plus en plus. »
L’horreur, elle, est partout. Des soldats blessés par des éclats d’obus réalisent qu' » ils sont couverts par des morceaux de leurs camarades « . De grands écrivains allemands ont relaté la lente déshumanisation et la dérive vers la folie qui touchent des garçons de 20 ans. » Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction, écrit le romancier Erich Maria Remarque dans A l’Ouest rien de nouveau (1929). (à) La fureur qui nous anime est insensée. » Dans Verdun, paru en 1919, dont l’un des chapitres est intitulé Opfergang – le » chemin du sacrifice » – Fritz von Unruh décrit » un troupeau de soldats déments « .
A partir du mois de juillet, avec l’engagement de la bataille de la Somme, les troupes ne sont plus relevées à Verdun. Il faut tenir. » Les soldats allemands ont le sentiment de protéger leur propre pays, comme s’ils occupaient une ligne de défense avancée sur le sol français, explique l’historien Nicolas Beaupré, auteur du livre Ecrire et combattre (CNRS). Ils veulent éviter que les destructions et les exactions opérées sur le sol français ne puissent se produire chez eux. »
Jusqu’au bout, chaque mètre carré de terrain, chaque point stratégique va faire l’objet de combats enragés. On estime que 100 000 combattants sont morts autour du fort de Douaumont. » J’espère que j’aurai le bonheur de sortir vivant d’ici, je me le souhaite, car on ne peut même pas y être enterré proprement « , écrit à ses parents le lieutenant Max H., le 15 avril. A-t-il été exaucé ? Le 20 mai, à l’intérieur du fort de Douaumont, soumis à un pilonnage démentiel, un dépôt de grenades prend feu et explose, faisant plus de 800 morts. Pour des raisons d’hygiène, 679 d’entre eux seront rapidement emmurés dans une galerie. Ils s’y trouvent toujours. De nombreux visiteurs allemands viennent aujourd’hui se recueillir devant cette étrange sépulture. A quelques centaines de mètres de là, l’ossuaire de Douaumont rend hommage à tous les combattants de Verdun. Le monument, massif, rassemble les restes de 130 000 soldats non identifiés. Allemands et Français, indéfectiblement entremêlés. l
B. T.