Pourquoi regrouper les premiers philosophes grecs sous l’étiquette de présocratiques ? Ferdinand Coppens, par e-mail
L’expression présocratique est l’enfant de l’érudition universitaire allemande. Elle part du constat que notre connaissance des philosophes qui précèdent Socrate (en réalité Platon) est lacunaire. Elle explique l’intention de réunir en un corpus ce qu’on sait (ou croit savoir) des penseurs qui ont vécu avant le couple Socrate-Platon : les Ioniens (naturalistes), les pythagoriciens (mystiques et mathématiciens), les Eléates (métaphysiciens), les atomistes (matérialistes) et les sophistes (pédagogues). Tous les penseurs dits présocratiques ne sont pas pour autant classables dans l’une de ces cinq catégories (Héraclite, par exemple).
Mais comment expliquer cette absence systématique de textes quand on sait que l’Antiquité connaît, jusqu’au triomphe du christianisme, une intense activité de copiste et de commentaire ? Parce que les moines sélectionnent ce qu’ils vont reproduire ou pas. Platon est conservé, car son idéalisme sert d’armature philosophique à la théologie chrétienne. Aristote, c’est l’encyclopédie scientifique, comment s’en passer ?
Toutefois, cette étiquette occulte une réalité : la coupure entre les philosophies qui se sont épanouies quand les cités grecques étaient libres, puis celles qui s’expriment après la perte de leur indépendance sous les coups des Macédoniens, puis des Romains. Les philosophies des cités sont areligieuses et politiques. Elles s’interrogent sur le cosmos et sur le comment vivre ensemble . Ils professent dans une relative liberté qui explique leur diversité. Les philosophies de l’Empire sont le fait de penseurs qui savent qu’ils sont des sujets et non plus les citoyens des libres cités. Ils glissent de la politique à une recherche individuelle du bonheur (épicuriens et stoïciens), au scepticisme et vulgarisent comme Diogène Laërce la pensée de leurs prédécesseurs. Les mille ans d’un christianisme souverain, qui considère la philosophie comme la servante de la théologie, n’arrangeront rien à l’affaire.
Heidegger, lui, prétendra que l’ère présocratique est celle de la philosophie de l’Etre, que les systèmes métaphysiques, qui débutent avec Platon, ont oublié. Pareille affirmation ne correspond à rien de ce que nous savons de cette époque ; elle sert à ancrer sa philosophie dans une Antiquité qui lui conférerait une sorte de brevet d’authenticité. Ainsi, le souci des érudits allemands du xixe siècle a servi plus aux idéologies qu’à une bonne compréhension des origines de la philosophie grecque.
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Jean Nousse