Autant en emportent les vents

Né sur une terre isolée, Jón Kalman Stefánsson ravive magistralement l’Islande à travers l’histoire d’une famille. Comment célébrer la survie hier et aujourd’hui ?

 » La vie prend vie grâce aux mots « , telle est la philosophie de Jón Kalman Stefánsson. Poète et romancier islandais, il nous a déjà séduits avec la magie de sa trilogie Entre ciel et terre. C’est exactement dans cet entre-deux, crépusculaire ou lumineux, qu’il situe son pays. Son nouveau roman – D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds – nage en plein dans ce qui fait la beauté et l’âpreté de l’Islande. On assiste rarement à une telle harmonie entre le souffle de l’écriture et une nature impitoyable. Ari fait tout pour fuir son terreau originel et conjugal, mais il est rattrapé par l’histoire de ses grands-parents. Confrontés à des conditions extrêmes, ils traversent l’existence en ne renonçant pas au sens de l’amour et du travail. Quel flambeau ces héros éblouissants vont-ils transmettre à une nouvelle génération en perte d’illusions ? Nul ne sait où la vie nous conduit, mais en dépit des tempêtes, il reste l’émerveillement.

Le Vif/L’Express : Pourquoi  » l’art nous aide-t-il à vivre, sans nous transformer en plaie  » ?

a Jón Kalman Stefánsson : L’Histoire est racontée à travers les vainqueurs, mais notre mémoire et nos sentiments se situent dans l’art. On peut donc y lire l’histoire du monde. Porteuse d’un héritage culturel, la littérature a le pouvoir de réveiller les gens, pour leur rappeler qu’ils doivent embrasser la vie. En Islande, on raconte des histoires depuis la nuit des temps. Quelle belle manière de lutter contre l’oubli. Un écrivain voyage dans le temps car tout ce qu’on est, dépend du passé. Le sang se souvient de tout, y compris de ce que les autres générations nous ont transmis.

En quoi votre pays natal nourrit-il votre terre imaginaire ?

a L’histoire d’Islande est celle d’une nation totalement isolée. Quand j’étais petit, le reste du monde me semblait si lointain. Mon pays se montre âpre, dur et violent, pourtant il demeure si beau. Du fait de ses conditions météorologiques exigeantes, tout y est question de vie et de mort. Soit on les combat, soit on se les approprie. La nature est si présente, qu’elle coule dans mes veines et mon écriture, qui tend à se souvenir de son pouvoir. L’homme d’aujourd’hui oublie qu’il en fait partie. Il veut dompter la nature, mais on en paiera le prix.

Quel sens ont la vie et la mort si elles se côtoient sans cesse ?

a Jadis, les Islandais étaient constamment confrontés à une lutte pour leur survie. Cette hantise de la mort affectait la nation entière. Mon pays ressemble désormais aux autres sociétés modernes. Il s’est ouvert au monde grâce à Internet ou Facebook. La mort n’étant plus omniprésente, on peut choisir sa vie. Cette liberté s’avère toutefois un poids, voire une agonie. Mon héros, Ari, est le produit d’une société qui a tout, mais qui manque de courage pour suivre son chemin intérieur. Devenir un homme, c’est faire face à la vie.

Comment trouver sa place, lorsqu’on vit  » au bout du monde  » ?

a Les montagnes et les fjords délimitent l’Islande, or il n’y a pas de frontières à Keflavik. Avec son paysage plat, orné de lave et de mousse, ce lieu, presque pas terrien, ne ressemble à aucun autre. Les Américains l’ont d’ailleurs choisi pour préparer leur expédition sur la lune. Ce roman nous interroge sur la nature et l’âme humaine. On croit maîtriser nos vies, cependant nous renfermons tous un océan inconscient : l’écrivain aime y plonger pour ramener les sentiments oubliés à la surface. Au départ, ce livre était ancré dans le présent, mais on ne peut pas évoluer si on ne sait pas d’où l’on vient. Il existe tant de récits sur les batailles historiques, or il y en a une qui les surpasse : comment préserver l’amour ? Sans lui, la vie n’a aucun sens. La littérature devrait être une ode à l’existence, l’amour et la mort, qui renferme une étincelle de vie. Le pouvoir de la lumière étant de chasser l’obscurité.

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, par Jón Kalman Stefánsson, éd. Gallimard, 448 p.

Entretien : Kerenn Elkaïm

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