Grand reporter à Libération, Jean Hatzfeld a couvert les guerres du Moyen-Orient et des Balkans. Sa plume, précise et humaniste, s’est toujours attachée aux petites gens, à ceux qui vivent les événements de l’intérieur, mais ont rarement voix au chapitre. Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 marque un tournant : démuni face à tant de cruauté et au silence des instances internationales, il décide d’approfondir la genèse et les conséquences de l’ignominie. Il retourne encore et toujours à Nyamata, région rurale au sud du Rwanda particulièrement meurtrie. Son projet de départ ? » Comment raconter une histoire à partir des marais, des victimes, des tueurs et des fantômes ? » Après quatre récits remarquables, il donne la parole aux enfants des bourreaux et des survivants dans Un papa de sang. Encore trop marquée, cette nouvelle génération de Tutsis et de Hutus peine à surmonter une méfiance réciproque. De quoi s’interroger sur la capacité des Rwandais à vivre durablement en paix. Même si les choses évoluent…
Le Vif/L’Express : L’un de vos témoins dit que sa mère » s’est essayée un jour à la vérité « . Est-ce aussi votre aspiration de journaliste et d’écrivain ?
Jean Hatzfeld : Je ne fais point de distinction entre vérité et littérature. Mon travail ne consiste pas à apporter de nouveaux éléments historiques, mais à me pencher sur la vérité de gens, qui sont sortis abîmés par une expérience extrême. Comment ont-ils transformé ces traces du génocide ? Voilà ce qui m’intéresse. Je vais chercher moi-même ces récits, ces témoignages. Même s’ils sont empreints de mensonges, de silences et de contradictions, ça me passionne d’être au coeur de la parole des gens. Les rescapés se sentent blâmables, voire coupables, car ils ont l’impression d’avoir volé la vie de quelqu’un d’autre. Ils ont connu un tel affaiblissement physique, psychique et intellectuel, qu’ils souffrent de troubles de la mémoire. Malgré cela, ils ne sont ni dans l’accusation ni dans la revendication.
Y a-t-il dans votre démarche la volonté d’aider à dire l’indicible ?
Non. Ce n’est pas dire l’indicible. Car les gens parlent. Mais il y a une différence entre savoir et prendre conscience. Des paroles à l’état brut permettent de savoir. Prendre conscience passe par autre chose, par la sincérité et le travail pour faire résonner des petites sonnettes intérieures. Prenez Patrick Modiano. Son livre Dora Bruder n’apprend rien sur l’occupation allemande, la collaboration française, la déportation, la souffrance des disparus… mais il déclenche un sentiment qu’aucun ouvrage d’historien n’a pu susciter. J’essaie modestement de provoquer des émotions pour que l’information ne rentre pas par une oreille et ressorte par l’autre.
Chez les enfants de génocidaires, qu’est-ce qui l’emporte entre la fidélité au père et la reconnaissance des crimes qu’il a commis ?
Ils n’éprouvent pas les mêmes sentiments, selon que leur père est encore ou non en prison. Je pensais que ces jeunes Hutus parleraient plus facilement d’eux-mêmes que du génocide. C’est l’inverse qui s’est produit. Ils étaient contents que quelqu’un prête attention à ce qu’ils pensaient de leurs parents. On ne leur avait jamais posé la question. Mais tous ont en commun – c’est assez émouvant – une reconnaissance absolue envers leur père pour leur avoir donné la vie. Dans les familles de rescapés, quels que soient leur traumatisme, leur émotivité, la pénibilité de ressasser des souvenirs, les parents ont pris leurs enfants entre quatre yeux et leur ont expliqué l’histoire des Tutsis. Les fils et filles de survivants échappent au trouble que connaissent les enfants hutus qui ont grandi dans la méfiance. Chez Nadine, fruit d’un viol, la question du père se pose encore d’une autre façon. Elle est partagée entre le désir de tout cacher parce qu’elle est née d’une naissance honteuse et le désir de parler pour dire à quel point elle aime sa mère et lui est reconnaissante de ne pas l’avoir étranglée à la naissance.
La cohabitation entre » avoisinants » est prônée. Mais pourquoi est-il impossible d’entamer un réel dialogue entre Tutsis et Hutus ?
La situation est inédite. Après la Shoah, bourreaux et victimes ont été éparpillés à travers le monde. Au Rwanda, chacun reste dans le même pays. Ils se côtoient tous les jours, à l’école, au marché, dans la chorale de l’église ou sur une parcelle de terre. Quand on les bouscule, on recueille des propos peu » réconciliants » sur l’autre ethnie. Certains se radicalisent. J’ai été étonné de voir que les Rwandais ont du mal à parler des massacres entre eux. Du côté des tueurs, on évite la question, même au sein d’une fratrie.
Cette méfiance réciproque vous rend-elle sceptique sur une pacification au Rwanda ?
Il y a déjà une paix sociale au Rwanda.
N’est-elle pas de façade ?
Les paroles de ces jeunes témoignent qu’elle est effectivement de façade. Ils disent que, quoi que proclament le gouvernement ou l’Eglise, » nous, nous n’oublierons pas qui nous sommes « . Pourtant, les choses évoluent petit à petit. Il serait inenvisageable aujourd’hui qu’on crache sur un petit enfant hutu sur le chemin de l’école. L’être humain a des capacités extraordinaires à s’adapter à toutes les situations.
Les familles de rescapés et de génocidaires ont en commun l’absence du père, soit tué soit en prison. Quel impact cela a-t-il sur le rôle des femmes ?
Dans quelques années, on se rendra compte qu’involontairement, cette étape a fait faire un bond considérable au Rwanda dans les relations hommes-femmes. Un peu comme chez nous après la Première Guerre mondiale.
Les familles tutsies, privées de père, ont été aidées par le gouvernement dans le cadre des programmes d’assistance après le génocide. Cela n’a-t-il pas conduit à une différence de traitements de nature à accroître le ressentiment des jeunes Hutus ?
Il y a quelque chose qui couve, un peu comme un volcan. Les jeunes Hutus expriment du ressentiment. Si vous étiez premier de classe et si vous vous retrouvez privé d’école parce que vous êtes obligé d’aller travailler au champ quotidiennement à 6 heures pour faire manger la famille, vous ne pouvez que nourrir un sentiment d’injustice. Renforcé, qui plus est, par le fait que vous, vous n’avez pas tué. » C’est bousculant de demander pardon pour des fautes que l’on n’a pas commises « , dit d’ailleurs un des témoins.
Tous vos interlocuteurs sont animés par la foi religieuse. Quand on sait l’implication d’une partie de l’Eglise catholique, depuis ses dirigeants jusqu’à sa base, dans le génocide, n’est-ce pas surprenant ?
Oui. Tous sont animés d’une foi profonde et sincère, qui est aussi très mature. Ils ont réfléchi à son origine et réfutent qu’elle soit motivée par le souci de soulager leur angoisse. C’est aussi la force de l’Eglise catholique de résister à tout ça, même si on a observé des transferts de fidèles vers d’autres églises, notamment protestantes.
En quoi le génocide a-t-il un impact sur les enfants ?
J’ai connu tous ces témoins, alors qu’ils étaient petits. Cela m’a interloqué de voir mes confrères journalistes revenir du Rwanda en affirmant que les jeunes avaient tourné la page. Contrairement à eux, je n’ai jamais cru qu’ils en étaient au stade de se serrer les mains et de bâtir un nouveau pays. Cela m’a incité à découvrir cette histoire de plus près. Et j’ai été surpris de voir à quel point la nouvelle génération est profondément marquée par cet événement. La question de l’amour me semblait, par exemple, anecdotique. Pourtant, les jeunes Rwandais n’envisagent toujours pas d’épouser quelqu’un d’une autre ethnie, tant ça représenterait un manque de respect à l’égard de leur famille. Or, si l’on n’envisage pas l’amour ensemble, on ne va pas très loin dans la construction d’un nouveau monde.
Qu’en sera-t-il de la prochaine génération, celle des petits-enfants ?
On constate que lorsqu’on demande aux enfants ce qu’ils diront à leurs descendants, les récits diffèrent. Les Tutsis perçoivent la vérité comme patrimoine familial. Ils estiment qu’il faudra tout révéler, sauf Nadine, qui préfère cacher l’origine de sa naissance. Chez les enfants hutus, c’est plus ambigu… Ils se demandent s’il faut tout dire. Dans quinze ans, ils auront peut-être un autre avis. La manière dont les Allemands ont fait, à un moment donné, un travail d’introspection sur la Shoah a été formidable. L’embêtant est que les Rwandais regardent l’histoire collectivement, de manière institutionnelle, mais pas individuellement.
Que le pouvoir actuel au Rwanda soit issu de la minorité tutsie et soit pour le moins autoritaire, n’est-ce pas une bombe à retardement ?
Quand on hérite d’une situation telle qu’elle était au Rwanda après le génocide (900 000 cadavres, 2 millions de réfugiés, un Burundi et un Kivu instables, une adhésion populaire à vouloir » terminer le boulot « …), on ne peut pas raisonner comme si on était au Danemark. Que signifie » libérer l’expression » dans un pays où l’opinion dominante était de » terminer le travail » (NDLR : le génocide)… Il y a forcément une période transitoire sur laquelle nous, les Blancs et en particulier les Français, avons intérêt à être discrets étant donné que nous y avons fait assez de dégâts. Mais le temps passe et de nouvelles questions émergent. Le rêve serait une ouverture progressive, prudente et sincère, qui permettrait de déléguer le pouvoir, les responsabilités… Qui peut manager cette ouverture ? C’est difficile à dire.
Que signifie être rwandais aujourd’hui ?
C’est vivre dans un pays marqué par le génocide. Même si les gens se sentent désormais en sécurité, ils en parlent sur toutes les collines. Mais contrairement aux autres Africains, ils ne rêvent pas de quitter leur pays pour s’installer en Occident. Peut-être est-ce parce qu’ils partagent cette expérience particulière et qu’ils n’envisagent pas de s’installer dans un pays qui n’a pas connu le génocide. Bien que ça semble négatif, ils se disent que ce ne sera jamais pire et qu’ils ne peuvent qu’aller vers un mieux, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans la région. Les pays environnants n’ont rien d’un eldorado. Les jeunes Rwandais ne se projettent pas vraiment dans l’avenir, mais j’avoue que je ne m’attendais pas à une telle réaction. Cette enfance gâchée les rassemble. Et puis, le Rwanda est leur terre.
Quelle leçon nous offrent les témoins de ce drame ?
J’aime cette réflexion de Francine : » Il a bien fallu suivre la vie car elle l’a voulu ainsi. » Les Rwandais estiment que le cadeau de la vie est extraordinaire, alors il ne faut pas se poser davantage de questions. Les survivants du génocide sont sortis très abîmés de cette » expérience animalisante « . Les tueurs ne se sont pas comportés en justiciers ou en politiciens, mais en animaux exterminant une race. Les victimes ont été plus traumatisées par ces conditions de survie humiliantes – les poux, la nudité, la peur d’être traqués comme du gibier – que par le deuil et la perte. Pas étonnant qu’ils ne puissent pas se réconcilier.
On a dit » Plus jamais ça » après le génocide rwandais comme on l’avait proclamé après la Shoah. En Syrie et en Irak, l’Etat islamique persécute des membres d’une communauté pour leur simple appartenance à celle-ci. La communauté internationale agit-elle suffisamment pour prévenir de nouveaux crimes contre l’humanité ?
Non. » Plus jamais ça » était une formule utopiste. Elle n’est pas crédible. Jeannette, à qui je demande » Un autre génocide est-il possible ? » dans un de mes précédents livres, Dans le nu de la vie, répond : » Il peut y avoir un génocide au Rwanda ou ailleurs puisque la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. » Les guerres en Bosnie, au Liban, en Tchétchénie s’expliquent par des causes assez rationnelles. Mais il n’y pas d’explication à vouloir éradiquer les Tutsis de la planète. Sur l’attitude de la communauté internationale, nous, Occidentaux, sommes tellement entravés par notre passé, nos dissensions et nos égoïsmes que nous sommes incapables de prévenir de manière sereine et intelligente les événements à venir. Si Daech voulait poursuivre son projet d’extermination, personne n’aurait ni l’autorité, ni l’énergie, ni la volonté, ni la passion d’intervenir efficacement.
Un papa de sang,par Jean Hatzfeld, éd. Gallimard, 262 p.
Propos recueillis par Gérald Papy et Kerenn Elkaïm à Paris
» Les survivants sont sortis très abîmés par cette « expérience animalisante » »
» On ne peut pas raisonner sur le Rwanda comme si on était au Danemark »