Qu’est-ce qui compose l’abécédaire identitaire ? La terre ou le mystère ? Dinaw Mengestu explore la mutation des êtres à travers la migration et l’amour.
Inscrit sur la short list du magazine The New Yorker, Dinaw Mengestu fait partie » des meilleurs écrivains américains de moins de 40 ans. » Il a pourtant eu du mal à trouver sa place. Sa famille vient d’Ethiopie, où il naît en 1978, mais le chaos révolutionnaire la pousse à fuir aux Etats-Unis. Comment se construire entre deux terres ? Une question qui hante aussi le héros de Tous nos noms. Alors qu’on le réduit à un immigré noir, Isaac, jeune étudiant éthiopien aux Etats-Unis, rencontre Helen, une oie blanche qui désire sauver les autres. S’ensuit un amour bouleversant, secoué par les plaques tectoniques identitaires, sociales et existentielles. Un roman puissant. Rencontre.
Le Vif/ L’Express : Votre héros, Isaac, change à plusieurs reprises de nom, de pays et de vie. Est-ce une métaphore de l’écrivain ?
Dinaw Mengestu : Complètement. Dès que j’invente un personnage, je tente de saisir toutes les facettes de ses émotions. Isaac pense pouvoir faire table rase de son existence antérieure. C’est impossible. Même si on veut oublier son passé, il finit par émerger, tant il fait partie de nous. Ma vocation d’écrivain m’est apparue vers 14-15 ans, lorsque je cherchais à comprendre mon histoire. Mon identité était compliquée : un jeune garçon noir éthiopien – ne parlant pas la langue de son pays natal – désireux d’être américain. Du coup, je n’étais ni d’ici ni de là. Ecrire m’a aidé à construire un monde à moi, un monde où j’ai ma place.
Ce livre fait écho à l’actualité des migrants. Quel est votre regard sur la façon dont l’Europe gère la crise actuelle ?
Tant que les migrants mourront en rejoignant l’Europe, celle-ci vivra un problème majeur. Son histoire tend pourtant à abolir des frontières et créer des sociétés plus ouvertes. Paradoxalement, ses habitants craignent que » ces gens » leur volent leur pays. Ce niveau de phobie va à l’encontre de l’héritage culturel européen. Ce continent a envahi le monde, mais il refuse que le monde vienne à lui. Il en va de même aux Etats-Unis qui bloquent les lisières du Mexique, alors que ce pays s’inscrit dans son histoire. Je peux comprendre l’anxiété économique, mais l’angoisse culturelle me semble plus dangereuse. Voyez le retour de l’extrême droite en Europe. Ses partisans ne visent qu’à construire un enclos, excluant les autres. Terrifiant !
Ce roman se veut-il éminemment politique ?
Oui, j’ai voulu tisser un lien entre les mouvements indépendantistes africains et les luttes pour les droits civiques en Amérique, dans les années 1960- 1970. On peut d’ailleurs dresser ce parallèle avec la bataille pour le mariage gay aux Etats-Unis, aujourd’hui. Dans l’Ouganda que je décris, les homosexuels risquent d’être emprisonnés ou tués. Mieux vaut vivre caché. Idem pour Isaac et Helen. L’union d’un Noir et d’une Blanche n’était pas reconnue dans l’Amérique d’antan. Celle d’Obama reflète une terre divisée. Ceux qui redoutent de perdre leur pays, depuis qu’il est au pouvoir, témoignent d’ombres profondes. Optimiste, je crois que les gens ont peur car ils perdent la bataille. Le racisme reculera.
» Nous étions le reflet de ce que la géographie faisait de nous « , écrivez-vous. Pourquoi nous façonne-t-elle à ce point ?
La politique s’inscrit dans toutes les parties humaines, toutes les réalités. Ce qu’on est semble redéfini par le lieu d’où l’on vient. Isaac ne savait pas qu’il était noir avant d’arriver aux Etats-Unis. Il ignorait que sa couleur de peau pouvait constituer une menace ou incarner la figure du danger. Aussi se sent-il déshumanisé. Cet homme a fui l’Ethiopie pour se fondre dans une autre culture. Il passe par l’Ouganda et les Etats-Unis pour se libérer. L’envie de révolte est bien belle mais elle s’accompagne souvent de violence. Quant au » rêve américain « , il peut être dramatique. Isaac y devient quelqu’un de différent, tout en affrontant la solitude et les frustrations du migrant. Helen a une vision romantique de l’étranger, alors elle se heurte à un fossé. Leur histoire rime cependant avec endurance, envie de justice et espoir.
Tous nos noms, par Dinaw Mengestu, éd. Albin Michel, 318 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm