Au cour du Maroc des exorcistes

Deux Bruxelloises d’origine marocaine ont été torturées à mort sous couvert d’exorcisme. Enquête au cor du Maroc où, malgré la modernisation du pays, l’irrationnel connaît un regain de faveur.

à mort sous couvert d’exorcisme. Enquête au c£ur du Maroc où, malgré la modernisation du pays, l’irrationnel connaît

un regain de faveur.

Latifa, 23 ans, et Imane, 22 ans, sont décédées dans des circonstances atroces, lors de délirantes séances d’exorcisme. Il s’agissait d’expulser le démon de leur corps, en le bastonnant et en le noyant sous des litres d’eau teintées de l’encre du Coran. Cela se passait à Schaerbeek, en 2004 et en 2005. Le 16 mai dernier, le procès des meurtriers de Latifa a repris devant la cour d’appel de Bruxelles. Celle-ci vient de retenir la qualification de torture. L’affaire sera donc renvoyée devant la cour d’assises. Le Vif/L’Express a voulu en savoir plus. Il s’est rendu au Maroc, avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin et de la Loterie nationale, pour remonter aux sources de ces pratiques pseudo-thérapeutiques qui tournent parfois à la catastrophe.

La diplomatie du Maroc est orientée selon un axe nord-sud, comme le rappelle l’ancien Premier ministre Abdellatif Filali dans son livre-testament Le Maroc et le monde arabe (Evene). Cela vaut aussi pour ses croyances. Tournée vers l’Europe et profondément musulmane, la  » terre des saints  » a ses racines dans l’Afrique noire, ses rites animistes et sa communication vibrante avec l’invisible. Au-delà de la foi en un Dieu unique, répétée cinq fois par jour par les muezzins, le surnaturel imprègne les gestes de la vie quotidienne des Marocains, même ceux qui disent ne pas y croire. Mauvais £il, ensorcellement, empoisonnement… Dans le monde arabe, les femmes marocaines ont la réputation d’être des épouses à risque, car un peu sorcières.

A Casablanca, au siège du magazine Tel Quel, premier tirage de la presse hebdomadaire francophone (23 000 exemplaires), Ahmed R. Benchemsi, directeur de la publication et de la rédaction, ne connaît pas le mot roqiya (magie). La secrétaire, elle, sait. La magie est surtout l’affaire du peuple, même si Tel Quel a consacré une couverture à la folie des voyantes chez les puissants du Maroc.

Hépato-gastro-entérologue à Rabat, le Dr Hmida Saher reçoit de plus en plus de patients qui se plaignent d’  » avoir de la sorcellerie dans le ventre « .  » C’est fou ce que j’ai déjà découvert par fibroscopie, dit-il : des ongles, des poils de chien, etc. La magie noire reste dans les m£urs. Cette remontée des pratiques archaïques est due, en partie, à la crise du couple.  » Coincés entre modernité et traditions, les Marocains se rabattent sur des solutions au rabais.

Beni Mellal, située entre le Moyen Atlas et la plaine de Tadla, est une ville d’environ 160 000 habitants, irriguée par l’argent des migrants italiens et espagnols et, surtout, disent les mauvaises langues, par l’argent de la drogue. Professeur de son état, Mohammed (prénom d’emprunt), 58 ans, a pratiqué l’exorcisme, si l’on ose dire, en tout bien tout honneur, sans se faire payer ni agresser ses  » clients « .

Exorcisme ou pas ? Le Coran le dira

 » La possession par une force extérieure existe, déclare-t-il fermement. Avant de commencer, il faut s’assurer que la personne ne relève pas de la médecine ou de la psychologie. Le seul moyen de trancher, c’est le Coran. Si, à la lecture de versets du Coran, la personne réagit par des tremblements et des paroles incompréhensibles, c’est qu’elle est possédée. Trois possibilités : soit on lui a jeté un mauvais sort, soit elle est agressée par une force extérieure, soit son état est causé par un manque de croyance en Dieu. « 

L’exorciste interroge le possédé. A-t-il fait du tort à quelqu’un ? Omis de prononcer la formule bismilah ( » Au nom de Dieu « ) avant de verser de l’eau chaude ?  » Lorsque la personne commence à s’agiter, j’appelle à l’aide mes soldats invisibles, qui lui ligotent les mains. Moi-même, je ne touche jamais la personne. Je dialogue avec le djinn ou la djinniya qui l’habite et je négocie son départ. Les plus difficiles à convaincre sont les démons amoureux de leur victime…  » Mohammed est persuadé que la proximité avec Dieu est le plus sûr moyen de se protéger des génies, mâles ou femelles.  » Ce ne sont pas tous de mauvais bougres, assure-t-il, mais ils ont leurs caprices.  » Quant à l’exorcisé, il est rappelé à ses responsabilités.  » Il doit lui-même changer sa vie « , insiste Mohammed.

Le scandale du gourou de Skhirat

A 20 kilomètres de Skhirat, une ville proche de Rabat, un gourou nommé Chrif Mekki Torbi recevait des milliers de personnes par jour. Le quinquagénaire au crâne rasé les grugeait copieusement en leur faisant acheter de l’eau minérale au prix fort, qu’il bénissait. Il n’acceptait, pour tout paiement, que des pains de sucre vendus par ses complices. Trois femmes épuisées par leur maladie sont décédées à ses pieds. Exit la baraka ! Un autre malade, atteint d’un cancer de l’estomac, vient de mourir à son tour. Ce Libyen avait abandonné son traitement en Suisse, qui semblait pourtant donner de bons résultats, pour se rendre à quatre reprises chez le gourou marocain.  » Les Belges et les Européens d’origine maghrébine sont en droit de connaître cette vérité, pour ne plus se laisser duper par ces charlatans qui devraient répondre de leurs crimes devant les tribunaux « , s’indigne le Dr Saher.

Le ministre de la Santé marocain a tonné récemment contre le cheikh Mohammed El Hachimi, originaire d’Oman. Du haut de sa chaîne satellitaire, Al Haqiqa TV, ce dernier prétendait guérir les maladies les plus graves au moyen des plantes médicinales qu’il envoyait par la poste. Trois familles de Meknès lui reprochent la mort de proches qui, sur son conseil, ont arrêté leur chimiothérapie. Juteux trafic : le guérisseur cathodique a accumulé 3 millions de dirhams (300 000 euros) sur son compte marocain, que les autorités locales ont finalement débloqué à la demande du sultan d’Oman. La répression n’est pas encore à l’ordre du jour.

De fait, le charlatanisme est un business rentable. Dr Saher confirme :  » L’un de mes anciens malades vient me voir avec une très belle voiture. Il me demande combien je gagne par jour. Je réponds… Il gagnait dix fois plus que moi et mille fois plus qu’avant de quitter la fonction publique pour s’installer comme chouaf, voyant tireur de cartes, en griffonnant des mots d’arabe qu’il ne comprend même pas.  »

Un rapport à Dieu aliénant

A Rabat, le psychiatre et psychanalyste Jalil Bennani, auteur de Psychanalyse en terre d’Islam, préfacé par Benjamin Stora (Erès), est également très sévère.  » Nous luttons tous les jours contre ces pratiques qui font régresser les gens et qui utilisent, pêle-mêle, la magie, la sorcellerie et la religion, explique-t-il. La psychiatrie puis la psychanalyse ont introduit une coupure dans le champ des croyances, en attribuant à la folie une cause humaine. Mais, pour que le psychanalyste ou le psychiatre puisse aider ses patients, il faut que la parole soit libre. Actuellement, l’islam des extrémistes n’est pas capable d’accepter un autre point de vue que le sien ni de considérer les croyants autrement que comme une masse uniforme, sans aucune individualité. En revanche, la philosophie soufie, par la richesse de sa langue et son rapport direct à Dieu, offre un accès à l’inconscient qui intéresse la psychanalyse.  »

Depuis toujours, la piété populaire prête des vertus thérapeutiques aux milliers de mausolées de saints, ou  » proches de Dieu « , relevant de la spiritualité soufie. Ils sont parfois communs aux juifs d’origine marocaine qui viennent se recueillir sur la terre de leurs ancêtres. Les moussem (pèlerinages) sont l’occasion de grands rassemblements festifs. Des événements ancrés dans la tradition, même s’  » il n’y a pas d’intermédiaire entre les musulmans et Dieu « , s’empresse de préciser Abdelkrim. Ce peintre et professeur d’arts plastiques dans un lycée de Boujaâd (42 000 habitants, province de Khourigba) est soucieux d’écarter tout soupçon de polythéisme.

L’islam marocain, de rite malékite, est plus souple envers les coutumes locales que les trois autres écoles juridiques régissant le monde musulman. Professeur de religion islamique à Azilah, Ahmed le résume en un mot :  » Modération.  » Néanmoins, l’ésotérisme soufi n’a pas toujours été bien vu des oulémas, gardiens de l’islam savant. Les attentats islamistes de Casablanca (2003) et de Madrid (2004) ont changé la donne. Le pouvoir royal mise aujourd’hui sur le soufisme pour lutter contre l’extrémisme religieux. L’actuel ministre des Habous (Affaires religieuses) est membre de la plus importante confrérie du pays, la Tariqa Boutchichya.

En matière de santé, les Marocains se doutent que l’herboristerie traditionnelle, les rituels d’apaisement soufis et les exorcismes basés sur le pouvoir du Livre saint ont leurs limites. Mais ne le dites pas aux mères marocaines traditionnelles !  » Lorsque j’avais 15 ans, raconte Mohammed Ettakkal, directeur régional du ministère de la Culture à Meknès, ma mère, qui avait mal au ventre, m’a envoyé chercher de l’eau à une source sacrée située à 15 kilomètres de l’endroit où nous habitions. Je voulais jouer au foot sur la plage. A la fin de la journée, j’ai rempli une bouteille d’eau ordinaire. Ma mère a fait tout le rituel nécessaire : se laver les cheveux, les mains, etc. Le lendemain, elle me couvrait de baisers. C’était sain et innocent.  » Très loin des mortels huis clos de Schaerbeek.

Marie-Cécile Royen

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