Dans un livre interpellant, Javier Cercas mène l’enquête sur le plus grand imposteur de l’histoire espagnole. Son outil : la littérature.
Voici l’histoire d’un » homme ordinaire. Rien à lui reprocher, sauf d’avoir essayé de se faire passer pour un héros. » Président de l’Amicale de Mauthausen, Enric Marco a pendant des décennies été le porte-parole des survivants espagnols des camps nazis. Il s’était forgé un passé de résistant antifranquiste et de déporté pour devenir un symbole intouchable. Or, il n’avait jamais été interné dans un camp nazi ! La vérité a éclaté, en 2005, grâce à l’historien Benito Bermejo, mais Javier Cercas ne peut s’en contenter. Avec L’imposteur, l’écrivain veut creuser le mystère : pourquoi Marco a-t-il menti toute sa vie, et pourquoi l’Espagne a-t-elle admis une telle tromperie ? La Belgique a connu un cas similaire : Misha Defonseca et son best-seller mondial, adapté au cinéma, Survivre avec les loups. Une autobiographie inventée de toutes pièces : l’auteure n’était pas juive, n’avait pas erré à travers l’Europe et n’avait pas été protégée par les loups.
Javier Cercas semble fasciné par ces mystificateurs » qui ont raconté ce que tout le monde voulait entendre « . Son livre va néanmoins plus loin en abordant des tabous. » Rock star de la mémoire historique « , Marco touche à la sacralisation de la Shoah et des victimes. On ne peut que croire une telle histoire, puisqu’il incarne le survivant. » Peu d’entre eux parlaient à l’époque, or voilà qu’il le fait de façon épique. La mémoire est un instrument, une partie subjective et individuelle de l’histoire. Son danger ? Envahir l’histoire collective et renoncer à la vérité. » Comment douter d’une telle parole ?
Le passé recomposé
Javier Cercas approche son sujet au plus près. Son livre ne tend pas au pardon, plutôt à la compréhension de cet homme (94 ans aujourd’hui), dont, dit-il, » la vie parcourt tout le XXe siècle. Il tend un miroir à l’Espagne. Alors que Primo Levi montre nos zones d’ombre, Marco livre une vision sentimentale et digeste de la guerre civile, le franquisme ou la déportation dans un camp nazi. On n’est pourtant pas un héros, parce qu’on survit, mais parce qu’on dit non lorsque les autres disent oui. Sa biographie coïncide avec celle du pays. »
Fils d’une femme démente, Marco naît dans un sanatorium en 1921. A l’instar de nombreux Espagnols, il accepte l’anarchisme, le franquisme et la guerre. Il en revient perdant et devient un mécanicien insignifiant pendant trente ans. Sentant le vent tourner, il perçoit que l’Espagne doit se réinventer. » Alors, ce caméléon change de nom, de métier et de femme. Il emprunte l’identité légendaire du président des anciens déportés de Mauthausen et du syndicat anarchiste. » Sa transformation est aussi radicale que l’Espagne basculant soudainement dans la démocratie. Un leurre, mais Marco triomphe parce qu’on aime la fiction et le mensonge. Trop de vérité tue. Notre rapport au passé est similaire aux autres pays : on préfère parler des résistants que des collabos. »
Ce livre interpellant pointe que » nous sommes tous des imposteurs, tant nous réinventons constamment notre passé. Personne n’est étranger à la faute de Marco « . Il nous interroge aussi quant au rôle de l’écrivain, raconteur d’histoires. » L’art explore ce que nous sommes vraiment, explique Cercas, y compris nos ambiguïtés ou nos contradictions. Aussi ce roman raconte-t-il le combat entre fiction, réalité, mensonge et vérité. Il ne contient pas de réponse, juste des questions. » A l’heure des derniers témoins de la Shoah, l’écrivain craint surtout » la dictature du présent véhiculée par les médias. Avoir conscience de l’histoire, tel est le rôle de l’école ou de la littérature, sinon on n’existe pas ! »
L’imposteur, par Javier Cercas, éd. Actes Sud, 405 p.
Kerenn Elkaïm