Une société sans violence est utopique. En matière de sécurité, il est temps de traiter les citoyens en adultes. Entretien à rebrousse-poil des idées reçues
Après le meurtre de Joe Van Holsbeeck, les jeunes Belges revendiquent plus de sécurité. On est très loin de l’esprit de Mai 1968… Face au phénomène du racket, la demande des ados et de leurs parents est, certes, légitime. Mais laisser croire qu’on résoudra les problèmes de sécurité uniquement en mettant davantage de bleu dans les rues et en installant encore plus de caméras de surveillance dans les lieux publics serait dangereux. Pour le philosophe Jean-Michel Longneaux, spécialiste du deuil, auteur du livre L’Expérience du mal (Editions namuroises) et professeur aux Facultés universitaires Notre- Dame de la paix (FUNDP), à Namur, toute promesse démagogique ne fera que retarder un débat de fond sur la violence et la sécurité.
Le Vif/L’Express : Comment interpréter la marche silencieuse qui a rassemblé 80 000 personnes, le 23 avril à Bruxelles ?
E Jean-Michel Longneaux : Il est positif de constater, comme lors de la Marche blanche de 1996, que les citoyens peuvent encore se serrer les coudes autour de la victime d’un meurtre inacceptable. Une société qui ne parvient plus à faire corps autour d’un tel drame est en perdition. Par ailleurs, il ne faut pas se leurrer. Ce type de manifestation populaire révèle aussi un certain manichéisme. En s’identifiant à la victime ou à ses proches, on se met du côté des bons, contre les méchants, meurtriers, pédophiles, auxquels on est persuadé de ne pas ressembler. On se blanchit, alors qu’on est peut-être soi-même quelqu’un de violent. Dans des circonstances données, nous sommes tous capables de commettre l’irréparable. Pour certains, il suffit de boire un coup de trop…
Quel est le danger de ce manichéisme ?
E C’est de vivre dans le déni de ce que l’écrivain français Georges Bataille appelait notre » part maudite « . Ignorer cette partie de soi empêche d’apprivoiser la violence. Et c’est pour cela qu’un » fait divers » comme le meurtre de la gare Centrale suscite une telle indignation. Dans notre société de confort, il n’y a plus de modèles adultes, en particulier pour les jeunes, qui permettent d’exprimer la violence, si ce n’est de manière passive, donc stérile, devant la télévision. L’enjeu de la sécurité, que tout le monde revendique et que les politiques défendent, peut se résumer de cette manière : veut-on une société » tolérance zéro » où il n’y a plus de violence du tout ou une société où l’on apprend à gérer la violence sans que celle-ci soit destructrice ?
Utopisme ou réalisme…
E La violence est intrinsèque à l’homme. Une société où toutes les relations entre personnes seraient pacifiques n’existe que dans le monde de Walt Disney ! Dans la réalité, nous vivons avec des gens imprévisibles, différents, tantôt gentils, tantôt méchants, qui nous interpellent, qui nous dérangent. Croire le contraire est infantile. Promettre une société sans violence est démagogique.
Mais, quand des dizaines de milliers de jeunes demandent plus de sécurité, il s’agit tout de même d’un cri d’alarme !
E Absolument. Il faut leur accorder cette sécurité, tout en les prévenant qu’il y aura un prix à payer en termes de liberté. Car on ne peut pas envisager, en démocratie, une conception de la sécurité à deux vitesses. La loi ne peut faire la distinction entre les gentils et les méchants, les jeunes immigrés et les autres. Elle vaut pour tous. Or, aujourd’hui, le pouvoir politique essaie de plus en plus de faire du sur-mesure en matière de sécurité. C’est dangereux.
Comment alors répondre aux attentes des jeunes et de leurs parents de manière efficace et juste ?
E En ne leur mentant pas. En ne leur promettant pas de vaines mesures. Une sécurité accrue suppose des sacrifices et des renoncements. S’il faut davantage d’éducateurs dans les rues, sommes-nous prêts à payer plus d’impôts pour cela ? Sommes-nous d’accord d’être plus contrôlés dans les espaces publics et d’être constamment filmés par des caméras de surveillance ? Affirmer qu’une meilleure sécurité ne nous coûtera rien, c’est un discours d’extrême droite.
Il manque donc un vrai débat ?
E Oui, un débat de fond qui touche des questions essentielles. On parle beaucoup, aujourd’hui, de la responsabilité parentale. Mais, dans la plupart des familles, du moins celles qui ne connaissent pas le chômage, le père et la mère exercent tous deux une activité professionnelle. En plus, on leur demande d’éduquer convenablement leurs enfants, d’être présents à la maison quand ceux-ci rentrent de l’école, pour qu’ils ne deviennent pas des délinquants. Dès lors, poser la question de la sécurité n’est-ce pas aussi poser celle d’un meilleur partage du temps de travail ? Tout doit être repensé, si l’on veut être cohérent. On ne peut pas colmater des fuites de manière durable sans remplacer la tuyauterie.
Mais le plombier est tenté par une réparation de fortune, surtout à l’approche des élections communales…
E En effet, le risque démagogique est grand. Car il est facile de rassurer les gens sur les angoisses auxquelles les confrontent des événements comme le meurtre d’un jeune de 17 ans, la disparition de deux fillettes ou les attentats du 11 septembre 2001. A savoir : l’angoisse de la finitude (nous mourrons tous un jour), celle de l’incertitude (nous ne savons pas quand nous mourrons ni quand les autres mourront) et celle de la solitude (notre enfant nous échappe, il peut mourir). La démagogie consiste à laisser aux gens l’illusion qu’ils maîtrisent leur vie et qu’ils pourront continuer à le faire, après un drame comme celui du 12 avril dernier, grâce à quelques mesures politiques ciblées. Cette attitude flatteuse est adoptée par tous les manipulateurs, au sein des sectes par exemple.
Et l’inverse, ce serait quoi ?
E Une démarche éducative où l’on apprend aux gens à faire le deuil de leur imaginaire de toute-puissance, de maîtrise absolue de leur destinée. Quand le réel nous saute à la figure suite à un événement traumatisant, comme le meurtre de Joe, nous avons tendance à refuser ce que nous sommes et à nous réfugier dans l’imaginaire. Cela se traduit par des comportements de déni, de violence ou de repli sur soi, qui sont temporairement nécessaires pour accepter la réalité. Une démarche éducative, c’est aider les gens à sortir de ces attitudes de fuite.
De quelle manière ?
E En agissant intelligemment sur les trois piliers autour desquels la société s’organise : l’économie, la science et la justice. La démagogie consisterait à faire croire aux gens qu’on va améliorer les choses en investissant uniquement dans quelques mesures sécuritaires, que les experts peuvent nous aider à comprendre les événements et à les anticiper, que la justice va restaurer la prévisibilité des hommes. Les politiques doivent absolument éviter de tomber dans cette dérive infantilisante et jouer le jeu de l’honnêteté en posant des questions adultes : comment organiser la société sur le plan économique pour que nous acceptions de ne pas tout avoir, de renoncer à certains avantages pour en obtenir d’autres ? Comment amener les gens à comprendre que la science évolue et ne peut pas tout prévoir ? Comment vivre dans une société où l’on sait qu’on ne peut éradiquer toute la violence ? Bref, pour le dire comme un psychanalyste, comment accepter et gérer nos manques au niveau collectif ? Cela revient à responsabiliser les citoyens.
Un homme politique qui adopte ce parler vrai, est-ce imaginable ?
E Je n’en connais pas. Pourtant, contrairement aux calculs électoraux classiques, un tel discours pourrait s’avérer payant. Les électeurs apprécient qu’on les traite en adultes. l
Entretien : Thierry Denoël