Si, par une omission significative, l’opération militaire contre Daech (l’Etat islamique) ne porte officiellement pas de nom, l’attention mondiale se crispe sur un lieu bien précis, jusqu’ici dépourvu d’importance stratégique. En l’occurrence, Kobane, bourgade poussiéreuse peuplée de Kurdes syriens, située à un jet de pierre de la frontière turque, mérite largement cette focalisation. Elle est devenue synonyme de la résistance des Kurdes de Syrie à Daech, car sa prise définitive assurerait aux islamistes le contrôle d’une zone continue de 200 kilomètres dans le nord du territoire syrien, tout au long de la ligne frontalière avec la Turquie. Autant dire un verrou. D’où le débat qui gronde entre les partisans d’une intervention aérienne occidentale et ceux qui la condamnent en raison de son inefficacité intrinsèque. Dans le camp des critiques, on avance surtout l’argument diplomatique : mieux vaudrait s’assurer de solides alliances parmi les pays de la région, les laisser agir directement, tout en restant maître des cartes en position arrière, quitte à ouvrir le jeu avec l’Iran…
Or, ce qui caractérise la situation en Irak et en Syrie, et plus largement dans l’ensemble du Moyen-Orient, est précisément le défaut aveuglant d’alliés fiables pour l’Occident. Après avoir constaté le résultat désastreux des manoeuvres ourdies par les pays du Golfe pour soutenir les islamistes contre le régime de Bachar al-Assad, après s’être mis en situation de confrontation ouverte avec la Russie au sujet de la Syrie, puis à propos de l’Ukraine, les Etats-Unis, et par voie de conséquence l’Europe, se retrouvent isolés, seuls à prendre des risques, ce qui offre d’autant plus de liberté aux différents intervenants régionaux pour poursuivre leurs calculs ravageurs et leur Kriegspiel d’incendiaires. Quant à la théorie américaine, si chère à Barack Obama, qui consiste à s’appuyer en priorité sur la Turquie, qui est membre de l’Otan et qui détient l’armée la plus puissante de la région, on en mesure toutes les insuffisances à Kobane.
Ce qui se passe dans cette zone relève, au fond, des séquelles de l’Empire ottoman et de la complexité des spéculations stratégiques du président turc, Recep Tayyip Erdogan. La position ambiguë d’Ankara, qui reste l’arme au pied face à l’avancée de Daech à ses propres portes, n’est de nature à surprendre que les béotiens et démontre, une fois encore, que l’Amérique ne fait plus que réagir, au lieu de prévoir, sans y mettre du reste beaucoup d’entrain. Tandis que la coalition internationale bombarde les positions de Daech à Kobane, les chars turcs restent à l’arrêt, alors même que le Parlement d’Ankara a autorisé le recours à la force. Ce double langage est une constante, qui traduit le positionnement épineux de la Turquie et les dangers qu’elle fait courir à l’Europe par son implication croissante dans les conflits du Moyen-Orient. D’un côté, Erdogan souhaite ardemment la chute de Bachar al-Assad, ce qui l’a conduit à aider objectivement les islamistes syriens de différentes manières, notamment en offrant le passage par le territoire turc aux hommes, aux armements et aux trafics. De l’autre, les Kurdes de Syrie sont perçus comme une menace pour Ankara : s’ils sortaient vainqueurs de leur bataille contre Daech et s’ils venaient à accéder à l’autonomie, ils serviraient assurément de base arrière au PKK, principale force des Kurdes de Turquie (qui représentent 15 % de la population turque), en guerre contre Ankara depuis 1984. L’enracinement des intérêts turcs en Syrie est donc très profond ; non loin de Kobane se trouve le tombeau de Suleyman Shah, grand-père d’Osman, fondateur de l’épopée ottomane…
On peut comprendre qu’on ne puisse rester indifférent au sort de la poudrière orientale ; mais on ne peut qu’être frappé par la façon dont l’Occident se fait » balader » au Moyen-Orient.
par Christian Makarian