Daech attaque l’Occident. Mais, selon le chercheur Gilles Dorronsoro, son projet idéologique consiste avant tout à asseoir la primauté des Arabes sunnites sur le territoire qu’il convoite.
Professeur de sciences politiques à Paris I-Panthéon-Sorbonne, Gilles Dorronsoro conduit depuis 2012 un travail de terrain sur l’Etat islamique (EI). Travail alimenté par une soixantaine d’entretiens de fond recueillis dans le nord de la Syrie et en Irak auprès de civils qui ont vécu ou vivent encore sous le joug de Daech.
Le Vif/L’Express : La notion d' » Etat islamique » a-t-elle un sens ?
Gilles Dorronsoro : Mû par une rationalité idéologique d’essence révolutionnaire, qui renvoie davantage aux Khmers rouges cambodgiens qu’aux mouvances djihadistes concurrentes, l’Etat islamique est animé, comme son nom l’indique, par une indéniable ambition étatique, même si le califat ne reconnaît aucune autre entité de cette nature et récuse tout système international. Ambition qu’atteste la mise en place, dans les territoires sous son contrôle, de structures administratives et d’une authentique bureaucratie, encline à rédiger des rapports d’activité détaillés. Ses combattants ne sont pas des talibans afghans sous amphétamines. Dans les environs de leur fief syrien de Raqqa, les routiers astreints au paiement d’une taxe se voient ainsi délivrer des reçus en bonne et due forme. Même si ce constat peut dérouter après la tragédie du 13 novembre, l’enjeu pour les cerveaux de l’EI est moins le combat contre le mode de vie occidental que l’anéantissement des chiites, véritable obsession. Cette matrice de l’antichiisme fut d’ailleurs l’un des facteurs du contentieux avec Al-Qaeda. Aux yeux de l’Egyptien Ayman al-Zawahiri (le successeur d’Oussama ben Laden), vaincre l’Amérique constituait l’enjeu central. Pour Abou Bakr al-Baghdadi (le calife de Daech), il s’agit de massacrer les » apostats » chiites et d’installer les sunnites au pouvoir.
Comment définir, pourvu qu’il existe, le » but de guerre » de l’EI ?
C’est dans l’élimination des sunnites de l’arène politique irakienne, au lendemain de la chute de Saddam Hussein (2003), qu’il faut chercher les racines de l’Etat islamique. Lequel est en train de redéfinir cette arène, dont il exclut tous les non-sunnites, recréant une hiérarchie ethnique dominée par les siens. Encore les sunnites eux-mêmes doivent-ils prêter allégeance au califat. La stratégie de l’EI obéit à une logique d’épuration et de nettoyage ethniques ; voire à un projet révolutionnaire – l’émergence de l’homme nouveau – de nature génocidaire.
Comment les civils vivant dans les territoires aux mains de l’Etat islamique voient-ils leurs nouveaux maîtres ?
Leur perception est ambiguë. Soumis à une oppression écrasante, les sunnites irakiens de Mossoul ont été plutôt soulagés de voir l’EI chasser une armée et des milices chiites exécrées. Rien de tel en Syrie. A Raqqa ou Deir ez-Zor, très loin de l’emprise de Damas, les insurgés réputés modérés, qui avaient entrepris une forme de reconstruction, incarnaient une alternative crédible. Reste que, partout, les civils vivent très mal l’intrusion de l’ordre EI dans leur quotidien : fumer une clope ou écouter un peu de musique peut vous valoir un tabassage en règle. De même, ils souffrent de l’absence totale d’instance de représentation et de médiation entre eux et les nouvelles autorités, les notables ayant été éliminés ou conduits à chercher le salut dans l’exil. Désespérés par le naufrage de l’économie locale, la plupart des hommes aimeraient partir. Mais pour aller où et pour trouver quoi ? Le sort du réfugié arabe sunnite en zone kurde n’a rien d’enviable ; en secteur chiite, n’en parlons pas. De plus, le fuyard sait que sa maison sera confisquée et ses proches exposés à des représailles. En Irak, tout acte de rébellion serait suicidaire. En revanche, à Raqqa, les réseaux de l’Armée syrienne libre continuent d’opérer, s’infiltrant dans la ville pour y harceler l’EI, notamment sous forme d’attentats ou d’assassinats ciblés.
Propos recueillis par Vincent Hugeux