Organisée par Europalia et le ministère turc de la Culture, l’exposition phare Anatolia, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, prend de la hauteur en naviguant sur plus de 12 000 ans d’Histoire.
Depuis sa création en 1923, la Turquie, construite sur les cendres de l’immense empire ottoman, a connu bien des coups d’Etat militaires et des conflits sanglants avec ses minorités. L’actualité nous le rappelle aujourd’hui. L’exposition principale du festival Europalia préfère plonger dans la longue histoire qui précède. » Anatolie » fait référence aux 97 % du territoire actuel mais aussi à cette autre Anatolie qui, depuis la Préhistoire, représentait toute l’Asie mineure. Oui, là fut le territoire des Sumériens, des Babyloniens, des Assyriens puis des Hittites de l’âge du fer. Là vécurent le Phrygien Midas et le Lydien Crésus. Ce furent aussi les terres de conquête d’Alexandre le Grand et de Rome. Là enfin se développa l’Empire romain d’Orient suivi par celui de Byzance avant que dès le XIe siècle, les Seldjoukides ne dominent un territoire qui aujourd’hui couvrirait l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie contemporaines.
Du coup, on imagine la diversité autant que la richesse d’un tel patrimoine et aussitôt, la difficulté d’en présenter une synthèse, voire une leçon. D’où le concept choisi : révéler ce qui unit toutes ces cultures plutôt que ce qui les sépare. Soit en partant des questions universelles que se pose l’humanité depuis plus de 40 000 ans et les réponses données en cette région du monde en trois grandes sections au coeur desquelles des liens se tissent entre les différentes cultures. Après les premières réponses chamaniques, on découvre l’in- vention des dieux pour enfin, dans la huitième et dernière salle, évoquer la manière dont les pouvoirs politiques ont toujours utilisé le religieux à des fins personnelles. Cette question, si actuelle, clôt le parcours d’Anatolia à travers des images de faste, or, rubis et perles fines, sans jamais mettre le doigt dans un engrenage gênant…
L’homme face à l’effroi
A quoi pensait l’homme voici 40 000 ans lorsqu’il fixait le soleil, la lune et, au-delà, les étoiles et le vide ? La première étape de l’exposition prend appui sur cette interrogation en montrant, par exemple, comment l’image de la fascination pour le soleil se transforme depuis l’âge du bronze jusqu’aux miniatures ottomanes. Comment depuis toujours, l’homme cherche aussi à organiser la géométrie céleste comme le montrent un étendard du IIIe millénaire, une superbe carte de l’univers datée du XVIe siècle ou encore un globe astronomique. L’autre grande question est celle de la survie face à la nature. Dans cette même salle sont alors abordés les pratiques chamaniques et les premiers cultes dédiés à des forces comme celles des montagnes et de l’eau. En croisant toujours les époques, on voit aussi comment la mémoire de l’arbre de vie habite la croix foliée des chrétiens.
Les divinités du néolithique mettent déjà l’accent sur l’essentiel. Ce sera le sexe dressé porté par les statuettes réservées à l’usage des dirigeants mâles et dont Zeus et sa foudre serait l’héritier. Ce seront les ventres et la poitrine grossie des déesses mères réservées aux usages domestiques. Mais on voit aussi de petites sculptures de la féminité dont l’extrême géométrisation (comme dans l’art des Cyclades) nous propulse aux confins de l’aniconisme dont se réclamera l’islam.
Si la conquête du réalisme anatomique se précise avec l’art grec et culmine à Rome, il n’est donc qu’un épisode. Une autre formule est celle de l’hybride dont divers exemples, même sous influence grecque, sont rassemblés dans la partie suivante. Parmi eux, l’image du cheval ailé qui traverse les cultures ou plus singulière, la figure d’Artemis dont le haut du corps est lourd, selon les spécialistes, soit d’une multitude de seins, soit d’une même accumulation… de testicules de taureau !
La visite se poursuit au coeur des religions monothéistes qui se succéderont sur le sol turc. On y oppose, par exemple, l’évolution de la représentation du Christ (de jeune berger imberbe à l’homme mûr et barbu, et de la plastique classique au caractère hiératique du byzantin) aux représentations d’Allah et du Prophète par leur nom calligraphié sur les portes des mosquées. Enfin, concluant cette thématique intitulée » la sphère du divin » (qui aura aussi confronté divers éléments décoratifs liés aux lieux des cultes que furent les grottes, les temples, les églises et les mosquées), le parcours s’attache à suivre diverses pratiques comme celle du pèlerinage, des offrandes, sacrifices et fêtes saisonnières dont on relève la persistance jusqu’à aujourd’hui.
Des dieux chez les hommes
Les dernières salles interrogent la manière dont les hommes utilisent les dieux à leur propre usage. Ce sont d’une part, les demandes venues du plus grand nombre qui, via les ex-voto, amulettes et autres gris-gris leur offrent protection, guérison et force. Ainsi ces chemises talismaniques des XVIe et XVIIe siècles que l’on porte selon les cas pour se protéger de la maladie, éviter la mort sur les champs de bataille ou augmenter son attrait et ses performances sexuelles. Ce sont, d’autre part, les rituels de cours que les empereurs, depuis l’époque romaine, les sultans et les califes vont imposer à grand renfort de luxe et de… rigidité. Les pièces sont superbes mais la conclusion amère. L’homme ne change guère.
Anatolia, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar), du 7 octobre au 17 janvier 2016.
Europalia Turkey, jusqu’au 31 janvier 2016. www.europalia.eu
Par Guy Gilsoul