L’ancien vice-président américain débarque en Europe. Dans ses bagages, un film choc sur les bouleversements du climat. De quoi alimenter, peut-être, un revirement de l’attitude américaine sur la lutte contre l’effet de serre
Un sourire qui se crispe. Un dos qui se tourne. Une silhouette qui s’éloigne, abattue. C’était le 13 décembre 2000. Al Gore, candidat à l’élection présidentielle américaine mettait fin à des semaines de querelles politiques et de suspense juridique. Battu – d’extrême justesse – par le républicain George Bush Jr, le candidat démocrate quittait l’arène présidentielle et s’en retournait dans son Tennessee. Meurtri, certes, mais bon joueur devant la sentence de la Cour suprême.
Automne 2006 : Al Gore revient et crève l’écran. Oublié, son manque de charisme tant reproché par le passé ! Avec des allures de croisé vert, l’ancien vice- président américain vient convaincre l’Europe. Avec, dans ses bagages, un film qui fera date : The Inconvenient Truth ( » La Vérité qui dérange « ), soutenu par un ouvrage qui porte le même titre. Depuis mai dernier, 2,5 millions d’Américains ont vu ce documentaire sur l’effet de serre et le bouleversement du climat de la planète. Aux Etats-Unis comme au Canada, on se presse en famille dans les salles obscures. Gore, son » acteur » principal, l’a présenté au Festival de Cannes, en mai dernier. Puis à celui de Deauville, en septembre. Il sera à Bruxelles, le 8 octobre, au palais des Beaux-Arts, pour une projection grand public, avant la sortie du film en salle.
Al Gore n’est ni John Wayne ni Ronald Reagan. Dans ce film, l’ancien n° 2 des Etats-Unis endosse le costume d’un professeur enthousiaste et passionné, maniant avec brio la pédagogie et la rigueur ( lire la chronique de Louis Danvers). Mais il ne fait pas mystère de son inquiétude. Le compte à rebours a commencé, la terre surchauffe, l’ouragan Katrina n’était qu’une pâle répétition générale des perturbations majeures qui la guettent. Miracle ! Le film, d’une durée classique, n’est pas ennuyant pour un sou. Pas de moralisme à la petite semaine, ni de messianisme fatigant. Pas de surenchère hollywoodienne. Sauf lors de ces ovations très » US « , lorsque » Monsieur Effet de serre » déboule sur la scène d’un auditoire d’université, comme une rock star impatiente d’en découdre.
Sur scène ? Oui : The Inconvenient Truth se présente comme le condensé, truffé de graphiques et d’anecdotes personnelles de Gore, des innombrables conférences données par celui-ci, depuis cinq ans, aux quatre coins de la planète. Là réside la prouesse : en mêlant exposés magistraux, images récentes et d’archives, voire confessions familiales du » Professeur « , le réalisateur, Davis Guggenheim, capte jusqu’au bout l’attention du spectateur.
Etonnante, cette reconversion ? Nullement. Gore est le premier personnage politique de haut niveau, sur la scène internationale, à avoir saisi l’importance des grands défis environnementaux de la planète. En 1992, il avait publié Earth in the Balance ( » La Planète Terre dans la balance « , qui deviendra un best-seller). Il incarnait, alors, les espoirs d’une génération montante d’environnementalistes : modernes, décomplexés, branchés sur les nouvelles technologies. Auparavant, comme député puis sénateur, il avait mis toute son énergie à faire adopter des réglementations de protection de l’environnement. Aujourd’hui, les mauvaises langues chuchotent : habile tacticien, il surferait sur le succès croissant des documentaires grand public et, dans la foulée, entretiendrait le doute sur sa candidature à la prochaine élection présidentielle, en rival de Hillary Clinton.
Soit. Et alors ? Gore sait qu’il bénéficie du soutien massif des climatologues américains, honteux – pour une écrasante majorité – de l’attitude de leur président. George Bush est un opposant radical à la signature du protocole de Kyoto sur les gaz à effet de serre, bien que son pays soit responsable, à lui seul, d’un quart des émissions mondiales. » Gore est influencé, dans toute sa démarche, par une certaine éthique protestante : pas d’esbroufe ni de fantaisie, mais bien un engagement intègre et modeste au service du bien commun, assure Olivier Delbard, auteur de Prospérité contre écologie, l’environnement dans l’Amérique de G.W. Bush (Ed. Lignes de repère) (1).
The Inconvenient Truth pourrait-il faire fléchir l’administration Bush sur Kyoto ? Ces derniers mois, les signaux allant dans ce sens se multiplient. Arnold Schwarzenegger, le gouverneur de Californie, a revendu sa collection de 4 x 4 rutilants, symboles d’une Amérique misant aveuglément sur l’abondance de carburants fossiles. Plus sérieusement, l’ex-Terminator, ami de Bush, a fait voter, avec l’appui des démocrates, une législation imposant aux industries une diminution de 25 % de leur pollution au CO2 en 2020. En pleine campagne électorale ! Le secrétaire à la Justice californien, Bill Lockyer, vient d’assigner en justice six constructeurs automobiles pour » nuisances publiques « . Son objectif : utiliser le produit des amendes pour financer les dépenses environnementales consenties dans le domaine du réchauffement.
Richard Branson, le PDG de Virgin, vient de s’engager, devant la Clinton Global Initiative, de la Fondation Clinton, du nom de l’ancien président américain, à affecter les bénéfices de la branche transport de son groupe pendant les dix prochaines années – 3 milliards de dollars ! – au développement des énergies renouvelables (il ne renonce pas, pour autant, à ses investissements dans le tourisme spatial, mais nul n’est parfait…). Au même moment, les scientifiques britanniques, regroupés dans la Royal Society , demandent à Esso, filiale de la firme pétrolière – américaine – Exxon Mobil, de cesser son aide financière (2,9 milliards de dollars) à 39 groupes d’influence qui minimisent, jusqu’en Europe, la gravité des changements atmosphériques.
Autant de signes qui annoncent un revirement de l’attitude américaine ? » Des gens comme Schwarzenegger et Gore font bouger pas mal de choses, estime Jean-Pascal van Ypersele, climatologue à l’UCL. Mais le sort de la lutte contre le réchauffement est dans les mains du Sénat américain. Gore, par ailleurs, n’ose pas toujours s’attaquer aux lobbys. Or on sous-estime généralement l’importance du lobby du charbon aux Etats-Unis, beaucoup plus uniformément répandu, dans ce pays, que le pétrole. Le film d’Al Gore n’aura probablement pas un impact décisif. » Même scepticisme, teinté d’espoir et de patience, chez Olivier Delbard. » On a du mal, en Europe, à réaliser à quel point deux Amérique coexistent sur ce terrain. Celle de la Maison-Blanche qui, il y a quelques mois, prétendait encore que le réchauffement climatique n’était pas prouvé. Et celle – multiple – de ces industries lourdes qui réclament un cadre législatif pour entrer, via leurs filiales, dans le marché européen des quotas d’émission ; de ces Etats et de ces villes qui adoptent des mesures contraignantes de diminution du CO2 ; d’une partie de la droite religieuse, très environnementaliste, qui s’oppose à la volonté fédérale de démanteler les lois sur la protection du milieu naturel, etc. Certes, sous George Bush, il ne faut s’attendre à aucun changement important. Mais, à terme, un basculement est possible. Ces deux camps, demain, s’affronteront plus brutalement… »
(1) Complément d’informations et interview d’ Olivier Delbard sur www.levif.be
Philippe Lamotte