Dans la capitale, des toilettes publiques ont embaumé le paysage depuis le Moyen Age… jusqu’à récemment. Et quoi ? Les Bruxellois n’auraient-ils plus de besoins urgents ?
1) Petits coins dans la grande ville. Les toilettes publiques à Bruxelles du Moyen Age à nos jours, à la Maison du Roi, Grand-Place, à Bruxelles, jusqu’au 18 août. Rens. : 02 279 43 50 ou www.brucity.be.
D’accord, vers 1880, un » chalet de nécessité » pour dames agrémente la porte Louise. Mais, à moins de contorsions savantes, les filles d’Eve furent rarement les utilisatrices d’urinoirs. Mis à part la sollicitude d’un médecin français qui déplore que » lorsqu’elles se retiennent, les humeurs des femmes leur montent au cerveau « , la question des besoins naturels du beau sexe n’a jamais suscité, chez nos élus, qu’indifférence et hilarité. Pisser, c’est bien une affaire d’hommes. D’ailleurs, au faîte de l’hygiénisme qui triomphe dans la plupart des capitales européennes à la fin du xixe siècle, Bruxelles dédiera pas moins de 220 gogues aux messieurs. Dans des emplacements souvent discrets, certes, mais dotés quand même de plusieurs » stalles « . Pratique pour se soulager en groupe au sortir des bistrots. Et parfait pour draguer. Car on ne fait pas que des choses licites dans les urinoirs. On s’y livre à la prostitution, à l’exhibitionnisme, au vol, au voyeurisme. Un dilemme empoisonnera longtemps les débats : faut-il, par décence, masquer à l’honnête passant la vision de ses semblables en train d’uriner, ou, au contraire, rendre ces derniers visibles, pour éviter que les vespasiennes se transforment en lieux de débauche ? La solution adoptée est celle dont on se souvient peut-être : des pissotières qui laissent dépasser uniquement les chapeaux des messieurs… et leurs souliers.
Mais l’habile compromis n’a pas empêché la mort des petits coins. Dans la commune de Bruxelles, il ne reste plus, en 1904, que 117 urinoirs. En 1945, 57. Et en 1957, 33. L’immoralité n’est pas la seule coupable. La vétusté, la laideur, le vandalisme, la saleté, les coûts d’entretien et, surtout, la généralisation des toilettes dans les foyers entraînent également le déclin des lieux d’aisances. Aujourd’hui, le » pentagone » ne possède plus qu’un seul édicule opérationnel et gratuit, adossé à l’église Sainte- Catherine. Bien misérable, en vérité, car une palissade empêche l’accès à trois de ses quatre box originaux. Un unique jet d’eau donc, pour rincer les pipis de dizaines de milliers d’habitants mâles, sans compter les navetteurs et les visiteurs… » Voilà qui donne pâle figure à la capitale « , regrette Henri Simons, premier échevin de la Ville de Bruxelles, en préambule à une exposition sur l’histoire des commodités, tenue à la Maison du Roi sur la Grand-Place (1). Un endroit symbolique, puisque ce musée a toujours été le seul bâtiment des environs à offrir aux promeneurs » pressés » l’usage sans frais de ses sanitaires. Mais quel touriste le sait ?
Pourtant, à Bruxelles, il n’a pas toujours fallu » faire un n£ud « . En témoignent les nombreux documents iconographiques de cette étonnante rétrospective. Dans une miniature de la traduction française, parue en 1414, du Décameron de Boccace, un homme, sous le regard effaré de ses voisins, se frotte le coude avec mélancolie, apparemment plus affligé par ses bobos que par sa très détestable posture : après rupture du plancher de la latrine, en surplomb d’un cul-de-sac, le malheureux vient en effet de chuter dans le cloaque, fosse pestilentielle où s’accumulent les excréments des occupants… L’essentiel, cependant, réside au- dessus de sa tête : même sans fond, un popot comme ça, privé et nickel, c’est du luxe. A l’époque, comme la plupart des autres citadins médiévaux, les Bruxellois confient plutôt leurs besoins au tas de fumier, au bosquet et à la rue… Dans les encoignures, les impasses et les terrains vagues, on baisse la culotte, et hop ! Bien sûr, les espaces cultivés au sein du périmètre urbain accueillent une bonne partie de ces déchets organiques, qui servent aussi d’engrais. Mais, avec la croissance démographique, la » digestion agricole » des déjections humaines s’opère de moins en moins aisément. En d’autres mots, on frôle vite la saturation… » Au xve siècle, la capitale compte de 20 000 à 30 000 habitants qui produisent chacun, en moyenne et par jour, quelque 120 grammes de selles et 1,2 litre d’urine. Faites le compte… « , suggère laconiquement le géographe Jean-Michel Decroly (ULB), coauteur d’un petit livre illustré, fil conducteur de l’exposition.
Certes, Bruxelles, site d’intenses fabrications artisanales, charrie déjà de grandes quantités d’effluents liquides : graisses, sang, jus de teintures, eau de tannerie, fonds de brassins, reliefs de boucherie et de poissonnerie. Mais la ville se singularise par l’éveil, remarquablement précoce, d’une organisation des flux des déchets industriels et domestiques. » Dès la fin du xive siècle, les sources écrites attestent d’une prise en charge active des immondices répandues dans le lacis des ruelles « , assure le chercheur. Il incombe notamment au modermeyer (le maire des boues) de nettoyer les ruisseaux, d’organiser le transfert des ordures vers les campagnes et, surtout, de vidanger le gemeynde heymelicheit, centre de versage et vaste cloaque commun situé derrière la Bourse. » La capitale possède donc déjà des latrines publiques, dont on ignore toutefois la forme. Mais il ne faut pas s’illusionner, nuance l’universitaire : la ville médiévale n’est pas propre. Les remparts, les fossés, les étangs des faubourgs accueillent des détritus de toutes sortes. La Senne est souillée de façon répétitive et quasi inéluctable. » Et la toponymie confirme le caractère repoussant des lieux : Vuylbeek, Strondpot, Pisstrotje…
Toutefois, la société urbaine manifeste peu à peu sa sensibilité aux vilaines grandes odeurs. Si l’espace public reste l’endroit privilégié de l’excrétion, les plaintes et les procès pour cause de puanteur se multiplient. En 1523, une ordonnance contraint les Bruxellois à vider leurs tinettes, non plus par les fenêtres, mais au-delà des murailles et… exclusivement de nuit. » Une injonction probablement inapplicable « , estime Decroly. Et, si la matière inspire toujours les artistes û les motifs scatologiques abondent dans les scènes populaires, de Bruegel à Teniers û, l’angoisse du sale et du puant se met à poindre, stimulée par des savoirs médicaux qui attribuent aux pestilences un danger de contagion.
Le ver est dans le fruit. Le xviiie siècle, particulièrement attentif à la fermentation et la pourriture, verra se développer, dans les demeures aristocratiques qui jouissent déjà de l’eau courante, les » premiers lieux à soupape « , ancêtres de nos WC modernes. Mais le peuple, lui, vit encore dans la fange. Cent ans plus tard, une part importante des maisons ne dispose évidemment pas de latrines. Dans les cours ou au bout des jardins, les fosses d’aisances (que se partagent plusieurs familles) se limitent à l’essentiel : une cuvette munie d’un couvercle, où les matières fécales s’amoncellent en colonne, s’approchent du siège, menacent de déborder. Des » temples d’abomination « … Or, en raison d’une vigoureuse croissance démographique, la question des excréments humains devient primordiale, au xixe siècle. Les autorités urbaines sont amenées à imaginer de nouveaux modes de gestion. En 1836, une ordonnance de police édicte qu' » il est défendu de faire dans les rues et places publiques, sur les quais et anciens cimetières (…) aucune action qui par son inconvenance pourrait choquer le public ou l’incommoder par de mauvaises odeurs… » Les amendes pleuvent : » Ça y est, c’est écrit, me voilà condamné/ Et j’ai payé 6 francs pour avoir uriné/ Un soir, contre le mur, dans un coin rue aux Laines/ Pas très loin des hôtels des vieilles châtelaines… « , écrit un poète contrevenant, en 1904.
La suite est connue. Après avoir imposé ses urinoirs, la Ville s’emploiera à les démonter. A domicile, l’approvisionnement en eau courante s’est généralisé, et un réseau d’égouts performant a (lentement) signé la disparition des fosses d’aisances. Les pissotières sont démolies, laissées à l’abandon ou murées. Résultat ? Aujourd’hui, plus rien, ou quasi, ne permet aux usagers de l’espace bruxellois pris d’une » envie » de se soulager. Ces derniers se voient donc contraints de se rabattre sur des toilettes semi-publiques (horeca, galeries commerciales, gares, infrastructures culturelles, etc.), où l’accès des » lavabos » est bien souvent conditionnel : il faut payer une consommation, laisser une piécette, faire valoir une raison valable ou, tout simplement, montrer bonne figure… » Beaucoup de gens préfèrent alors ôinventer » de nouveaux cabinets, dans les ruelles, les parcs et les couloirs du métro « , ajoute Decroly. D’autres capitales ont néanmoins réglé le problème. A Paris, de nombreux urinoirs sont enterrés, et quelque 400 » sanisettes Decaux « , sanitaires automatiques et payants, parsèment désormais ses rues. A Bruxelles, une vingtaine de ces installations ont bien été placées, mais par… la Stib, le long et au terminus de ses lignes de surface. Elles sont essentiellement destinées aux chauffeurs de bus…
Valérie Colin