Action Man

La Wallonie est son terrain de chasse. Il y cultive son jardin, son carnet d’adresses et les jeunes pousses que sont les entreprises de demain. A 56 ans, Pierre Rion est de tous les coups économiques et technologiques au sud du pays. C’est sa manière de renvoyer l’ascenseur.

L’adolescent passe la main devant le détecteur qu’il a fabriqué et la porte de sa chambre s’ouvre aussitôt. On y trouve pêle-mêle des mouvements d’horloge, des postes de radioamateur, des carcasses d’ordinateur. Début des années 1970. Pierre Rion est ainsi fait qu’il bricole sa vie depuis toujours, entre ses bouquins de maths. Aujourd’hui âgé de 56 ans, il n’a pas changé : tout au plus bricole-t-il pour les autres, petites entreprises en herbe, conseils d’administration et pouvoirs publics wallons, entre son portable et le smartphone que ce geek d’avant l’heure ne quitte pas.

La fée penchée sur son berceau carolo avait sans doute des antennes qui lui sortaient des oreilles, parlait en équations et fonctionnait sur accus. Sorti d’un chou dans un champ peuplé de matheux, d’ingénieurs et de bricoleurs de génie, Pierre Rion, aujourd’hui président du Conseil wallon du numérique, n’a jamais pensé qu’il était possible d’être autre chose qu’ingénieur à l’âge adulte. A part astronaute.

Il s’y prépare donc depuis l’enfance, sous le regard bienveillant de grands-parents paternels enracinés à Chaumont Grandru, non loin de Bastogne. L’offensive von Rundstedt a laissé des traces jusque derrière leurs murs : les couvre-lits sont faits en toile de parachute et des obus font office de décoration. Durant les week-ends qu’il passe auprès d’eux, Pierre Rion apprend, à la baguette mais pas seulement : il flotte toujours dans la maison familiale une douce odeur de boulettes à la sauce bastognarde et de confitures. A 3 ans et demi, il est déjà assis sur les bancs de l’école dans laquelle enseigne son grand-père instituteur, le samedi matin. Il s’agit non seulement d’être sage et docile, mais aussi d’être un modèle, pour faire honneur à son maître et aïeul. Une consigne qui, cinquante ans plus tard, lui sert toujours de balise : l’homme croit jusqu’à plus soif à la valeur de l’exemple.

Du chemin qui mène à l’église, il connaît alors chaque pavé, tant il le fréquente. Pierre Rion conserve de cette heureuse période d’enfance des valeurs qui ne rouillent pas, dont celle de la priorité du devoir sur les droits ; la connaissance du wallon ; et l’art du point mousse, que sa grand-mère lui a transmis lorsqu’il tricotait des  » carrés  » pour les Petits Riens, pendant les sombres veillées d’hiver. Côté maternel, on lui inculque le sens des belles manières. Ce qui lui permet aujourd’hui de tailler ses vignes le matin et d’arpenter les tapis rouges des plus hauts lieux de décision en soirée. Bêche et baisemain.  » C’est une force « , sourit-il.

A partir de 14 ans, Pierre Rion travaille dès que s’arrêtent ses cours chez les Frères des écoles chrétiennes, à Charleroi. Il enchaînera les petits boulots : plongeur, cariste, monteur de pneus, bûcheron. Il sacrifie même son voyage scolaire de rhétorique pour se payer une première voiture.  » Je crois à la reconnaissance du mérite, de l’effort et du travail « , insiste l’homme, qui se dit plus traditionnel que progressiste.

Tout l’intéresse, déjà. Il passe son examen de radio amateur – une évidence – et apprend aussi le solfège.  » Il est doué d’une intelligence supérieure, estime François le Hodey, patron du groupe de médias IPM, avec lequel il chasse. Il est rare de trouver un tel mélange de compétences chez un homme.  » Sans surprise donc, Pierre Rion se forme à l’ULg pour devenir ingénieur électricien (électronique-informatique), avant de faire un saut par la gendarmerie durant son service militaire. Il participera à l’identification électronique des victimes du naufrage du Herald of Free Enterprise – douloureux souvenir. La création de sa première entreprise remonte à cette époque.

Ensuite ? Une belle histoire d’entrepreneur, avec ses jours fastes et ses claques, mais toujours dans le milieu de l’informatique. Avec Pierre De Muelenaere, il rachète la société Iris, une spin-off de l’UCL, au début des années 1990 et en sort au tournant du siècle, fortune faite. Couler des jours heureux au soleil et les doigts de pied en éventail ne fait pas partie de ses hypothèses. Il lui faut des défis : Pierre Rion est un hyperactif. Il ne supporte pas le temps perdu. Il s’endort en écoutant des émissions radio podcastées ou des livres racontés et se lève à l’aube.  » Ses premiers mails tombent souvent un peu après 5 heures « , raconte André Van Hecke, administrateur délégué du Cercle de Wallonie. Il considère d’ailleurs que le monde entier devrait être debout à cette heure-là. Ses trois fils en savent quelque chose, eux qui ont été tirés du lit à 6 h 30 pendant des années, quelle qu’ait été l’heure de leur coucher.

Recréer dix Acec

Depuis qu’il s’est retiré de Iris, Pierre Rion est plus multitâche que jamais : comme investisseur, d’abord, puisque 70 % de son patrimoine ont été réinvestis dans des entreprises wallonnes. Il est aussi président du conseil d’administration ou administrateur indépendant dans une bonne douzaine d’entreprises, dont Pairi Daiza, EVS, IPM, CPH, Belrobotics, le Cercle de Wallonie.  » Il occupe des fonctions non exécutives, ce qui lui donne beaucoup de liberté « , souligne Alain Declercq, patron du CPH. Il est aussi business angel, coq couveur de petites entreprises qui se lancent. Son but n’est pas de gagner de l’argent.  » Si j’en gagne, tant mieux. Si j’en perds, ce n’est pas grave « , déclare-t-il. A ces jeunes entrepreneurs qu’il conseille, il ouvre son carnet d’adresses. Les accompagne chez les banquiers. Et les emmène voir des clients dans le petit avion privé qu’il possède et pilote lui-même. De ses  » poussins « , il espère juste qu’un jour, devenus riches à leur tour, ils prennent sous leurs ailes d’autres entrepreneurs en herbe.  » C’est un exemple pour la Wallonie « , s’enflamme André Antoine, son bourgmestre, qui est aussi président du parlement wallon.

Pierre Rion s’est également mis au service des pouvoirs publics wallons. Il préside le Conseil du numérique wallon depuis peu, est vice-président de l’Agence wallonne du commerce extérieur, et administrateur au sein de l’Agence de stimulation économique. Bref, il est partout.  » Sa connaissance du tissu économique wallon est incroyable « , assure Emily Hoyos, ancienne présidente Ecolo du parlement wallon.

Les responsables politiques apprécient le franc-parler de cet homme de droite, capable d’affirmer à un vigneron que son vin est mauvais : c’est tout dire. Le Brabançon est habité par l’envie furieuse de rendre à la Wallonie son lustre d’antan, sûr que l’avenir est rayonnant si l’on s’en empare… et si l’on se lève tôt.  » Avec son argent, il aurait pu s’acheter un appartement à New York, relève Laurent Minguet (EVS). Mais il a choisi de réinvestir en Wallonie, parce qu’il éprouve du plaisir à développer une activité économique dans une région dont il est amoureux.  »

C’est qu’il le connaît bien, ce territoire, lui qui est né à Charleroi, a vécu à Bruxelles et étudié à Liège, et vit en Brabant wallon !  » Il a envie de rendre un peu de ce qu’il a reçu, détaille Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris, dans une logique de partage sincère.  » Pierre Rion considère de fait qu’il est redevable par rapport à la région qui l’a fait grandir. Il a aujourd’hui le temps et l’argent pour cela. Donc, il renvoie l’ascenseur.  » Si j’avais une baguette magique, je recréerais d’un coup dix Acec, dont les Wallons seraient fiers « , s’enthousiasme-t-il.

Cette fierté-là, il fait tout pour la leur rendre. Il y a vingt ans, il se lance dans la culture du raisin, sans rien y connaître.  » Il avait planté, dans son jardin, des pieds de vigne venus d’Alsace, qui n’étaient pas adaptés au climat « , raconte François Vercheval, dessinateur à l’UCL et responsable de la fabrication du vin désormais produit au domaine de Mellemont. Aujourd’hui, on y produit 22 000 bouteilles par an, au départ de 3,7 hectares de vignes. L’affaire ne dégage guère de bénéfices mais quand on aime, on ne compte pas. D’ailleurs,  » programmer une réunion pendant les vendanges est exclu « , glisse Alain Declercq. Pierre Rion, qui participe à l’entretien de la vigne, s’évertue à ce que l’on serve du vin wallon dans les réceptions mondaines, qu’il fréquente assidûment, parce qu’il aime ça et que les cartes de visite qu’il y reçoit épaississent encore son carnet d’adresses.  » Pierre a tellement de qualités qu’on ne peut qu’être jaloux, lâche Eric Domb, le patron de Pairi Daiza. Il présente un excellent équilibre entre hémisphères droit et gauche.  »

Alors que le domaine de Mellemont était seul à produire du vin en Wallonie il y a vingt ans, ils sont à présent une soixantaine.  » Pierre fait les choses à fond, raconte François Vercheval : en tant que président des viticulteurs wallons, il a décidé de transporter le Festival des vins wallons à la foire de Libramont.  » Du coup, le nombre de visiteurs va passer de 200 à 200 000.  » Pierre a cent idées par jour, embraie Eric Mestdagh. Quand on le voit, on est rafraîchi, secoué, challengé.  »

La patience n’est pas son fort : les choses ne vont jamais assez vite pour lui. Un jour où son avion devait passer au dégivrage des ailes à l’aéroport de Charleroi, il a tout fait pour ne pas patienter, prêt à doubler même les appareils de Ryanair. Marathonien de la négociation, capable de cacher son agacement pendant des heures s’il le faut, il peut en revanche piaffer d’impatience à l’heure de manger… ou d’acquérir le dernier produit Apple.  » Positif et enthousiaste, il veut toujours trouver des solutions à tout et arrive parfois avec des idées qu’il voudrait concrétiser tout de suite. Or, ce n’est pas forcément comme cela que ça se passe « , observe Jean-Jacques Cloquet, qui dirige l’aéroport de Charleroi. Ce bousculeur n’en a cure. Ce n’est pas qu’il soit pressé. Mais il faut que cela bouge. La fainéantise l’exaspère. Comme la résignation. Et une certaine stratégie syndicale. Quand Marc Goblet, patron de la FGTB, a été invité au Cercle de Wallonie, Pierre Rion s’est arrangé pour ne pas se retrouver à sa table.

Lui est un  » faiseux « , comme on dit en Wallonie, en opposition aux  » diseux « .  » Il est du genre à vouloir faire le bonheur de tout le monde, insiste André Van Hecke. Il reste dans l’idée que la société n’est bien que si elle est clean. Or, c’est plus compliqué que ça.  » Mais Pierre Rion n’est pas un homme compliqué. Il ne faut pas lui parler de philosophie, ni du verbiage de l’acteur français Fabrice Luchini. Lui, il aime le chanteur Jean Vallée, Lara Fabian, et, plus que tout, Julio Iglesias, dans les bras duquel il est tombé en larmes.  » Un jour, je l’ai invité à un récital donné par une cantatrice, raconte André Van Hecke. Pierre était dans le fond de l’église, les mains sur les oreilles…  »

Simple, donc, Pierre Rion est aussi un homme de la terre, doublé d’un redoutable épicurien. Adepte du jardinage et des petits marchés du sud de la France, il a le culte de l’excellence jusque dans l’art de la gastronomie.  » C’est un gagnant, résume Eric Domb. Il aurait détesté la phrase de Pierre de Coubertin assurant que l’essentiel est de participer.  » Inscrit aux cours de Sang-Hoon Degeimbre, patron du restaurant L’Air du Temps, le toujours ingénieur Pierre Rion y apprend la cuisine moléculaire, découvre le charme de l’omelette à 58 degrés et s’attaque – sans surprise – au  » poulet parfait  » ou à la  » frite parfaite « .

Une image de scout

 » C’est un fan de l’émission culinaire A la recherche de la perfection, de Heston Blumenthal, confirme Sang-Hoon Degeimbre. Il voit la cuisine comme un acte de création. Quand il vient suivre mes cours, il remet mes recettes en question. Je le laisse partir sur son idée, même si je sais que ça va rater. Il n’est pas facile pour lui d’accepter l’erreur et il a parfois tendance à donner des leçons. Mais c’est un jusqu’au-boutiste. Alors il continue, jusqu’à la perfection.  »

S’il est carré, mais  » sans intention de blesser « , assure Vincent Reuter, administrateur-délégué de l’UWE, autoritaire (c’est son côté gendarme) et entêté (son côté ardennais), Pierre Rion n’en garde pas moins une image de scout, premier de classe débonnaire, voire vieille France. Il est cependant drôle quand il s’y met, surtout quand il se lance dans des imitations, notamment de Claude François.

Collectionneur de motos, heureux comme un gamin quand il peut piloter un engin agricole, sa petite Polo  » qui-vous-rend-tout-de-suite-plus-sympathique « , dit-il, ou sa voiture électrique, Pierre Rion abhorre le sport, considérant que c’est une perte de temps. En revanche, il est sensible aux honneurs qu’il récolte.  » La reconnaissance est importante pour moi, confie-t-il : je suis un homme de médailles. J’ai souffert, jadis, de mon faciès poupin : on ne vous prend pas au sérieux si vous ne faites pas vieux. Avec une décoration, on fait tout de suite plus âgé.  » Il y en a d’ailleurs toujours une, épinglée sur son veston. Et si d’aventure, la question du sens de la vie lui traverse l’esprit, il la chasse : ce serait une perte de temps. Il préfère de loin repenser à la comédienne Marthe Keller, héroïne de la série La demoiselle d’Avignon. Facile, il connaît tous les dialogues par coeur.

Par Laurence van Ruymbeke

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