Depuis 2008, vingt chantiers d’envergure se sont concrétisés à Liège. Soit un investissement (majoritairement public) qui dépasse le milliard et demi d’euros. Cette manne céleste en période de crise a surtout profité à quatre entreprises liégeoises. Mais les travailleurs de la région en bénéficient de moins en moins.
Les innombrables lapins du parc de La Boverie ont trouvé un nouveau terrain de jeu. Planches, câbles, détritus, gravillons… Nullement perturbés par ce capharnaüm remplaçant des jardins autrefois bien entretenus, les rongeurs déambulent au milieu des travaux. Comme tous les Liégeois, sans doute se sont-ils habitués aux chantiers. Depuis une décennie, la Cité ardente a entamé sa mue urbaine.
La rénovation du musée Boverie, qui touche à sa fin, fut précédée par la gare des Guillemins et son esplanade, la tour des finances, les quais de Meuse, l’Opéra royal, le Théâtre (ex-Emulation), la Médiacité… Cette liste est en train d’être complétée par la construction d’une nouvelle passerelle traversant la Meuse, la réhabilitation de l’ancien site universitaire du Val Benoît et l’édification du mégahôpital du Mont Légia.
Liège n’a plus le même visage. Un lifting qui lui a coûté plus d’un milliard et demi d’euros, si l’on fait le compte des vingt réalisations majeures qui se sont concrétisées depuis 2008 (voir la chronologie en page 81).
Et encore : ce montant (1 506 175 000 euros plus précisément) est inférieur aux sommes réellement déboursées. D’une part, car il s’entend hors TVA. D’autre part, parce que les chiffres communiqués ne reprennent que rarement les honoraires des architectes et des bureaux d’étude. Puis les décomptes finaux, effectués parfois plusieurs années après les inaugurations, ne sont pas tous bouclés. Sans oublier les suppléments qui ont, à coup sûr, germé çà et là.
Une recette bien gardée
Ainsi, le coût de la restauration de l’Opéra royal de Wallonie avait dans un premier temps été estimé à 27 millions. Lors de l’inauguration en 2014, on annonça un dépassement de 4 millions. Tandis qu’aujourd’hui, la facture s’élève à 40 millions selon la Ville. Un exemple parmi d’autres…
Surtout, obtenir les budgets exacts est presque aussi difficile que dénicher la recette des boulets sauce lapin. Ceux qui connaissent les ingrédients n’aiment point dévoiler leurs proportions. Un surprenant manque de transparence, alors que 19 de ces 20 chantiers sont financés par des deniers provenant, d’une manière ou d’une autre, de la poche du contribuable.
Seule la Médiacité fut en effet à 100 % privée. Certes, on doit la tour des finances à l’entreprise cotée Befimmo, mais le budget (95 millions) sera largement remboursé par la location annuelle (5,9 millions pendant 27,5 ans) du SPF Finances. D’autres, comme le cinéma Sauvenière, le Mont Légia ou la Cité Miroir, impliquent aussi des investissements privés, mais restent majoritairement subsidiés.
Le fédéral, plus gros investisseur
Des subsides qui proviennent en partie de l’Europe. Des fonds Feder ont été octroyés à neuf dossiers, soit un investissement cumulé d’environ 70 millions. La Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles ont, elles aussi, mis la main au portefeuille (pour plus de 125 millions, 165 si l’on ajoute le nouveau bâtiment de la RTBF). Le fédéral est moins intervenu, mais a dépensé plus (près de 800 millions). La Ville est celle qui s’en sort le mieux (environ 30 millions).
Ces sommes furent principalement affectées à deux types de développements. Neuf projets sont nés le long de l’axe Guillemins-Médiacité. Dix ont enrichi l’offre culturelle liégeoise, qui pourrait désormais être difficilement plus complète. La Cité ardente n’avait jamais connu un tel essor en si peu de temps. A qui a-t-il profité ?
Celles qui ont empoché la plus grosse partie de ce milliard et demi d’euros sont des entreprises aux racines liégeoises. Quatre d’entre elles en particulier. D’abord Galère, qui fait partie du groupe BAM depuis 2002 mais qui reste installée à Chaudfontaine : elle a participé à 10 de ces 20 chantiers. Ensuite Moury, société familiale basée à Jupille : 7 réalisations à son actif. Wust, firme malmédienne entrée il y a trente ans dans le giron de Besix, la talonne avec 5 projets. Egalité avec Duchêne, filiale des Français de Besix depuis 1990, dont le siège se situe à Modave.
CFE, le challenger
Ces quatre leaders trustent le marché. Seuls le groupe bruxellois CFE et sa filiale BPC parviennent à rivaliser (4 réalisations). Les autres (Eraerts, De Nul, Eloy…) n’héritent que de miettes. La palme du grand absent revient enfin à Franki, autre acteur liégeois de la construction. Pourtant bien implanté dans la région, il n’a plus rien réalisé de public dans le centre-ville depuis un bail.
Ce n’est pas faute d’avoir soumissionné. Les marchés publics attisent de plus en plus les convoitises. » Désormais, comme l’activité ralentit, il n’est pas rare qu’on soit 15 à remettre un prix « , souligne Thierry Beguin, directeur de Wust. La concurrence vient parfois de l’étranger, mais les » big 4 » résistent jusqu’à présent. Comme si elles avaient un don pour remettre le prix le plus bas, le critère qui prévaut auprès des pouvoirs publics.
» Il existe une compétition de longue date dans le secteur de la construction en Belgique, analyse Clément Counasse, administrateur délégué du bureau d’études Greisch, un autre acteur omniprésent en bords de Meuse (lire ci-après). Par exemple, les Français sont systématiquement 20 % plus chers, car ils ont un autre mode de fonctionnement. C’est pour cela qu’il est rare qu’un marché échappe aux Belges : ils sont habitués à travailler avec de petits moyens, dans des conditions serrées. »
» Les grandes entreprises liégeoises sont « chaudes » sur le marché, pointe Philippe Goblet, administrateur délégué de Duchêne. Quand un gros chantier se présente dans la région, on en fait une priorité. C’est plus facile d’accès, nos hommes sont plus proches… Puis si on n’obtient pas deux ou trois contrats de minimum 10 millions par an, on ne peut pas vivre. »
Les bienfaits de l’association momentanée
Pour mettre toutes les chances de leur côté, les sociétés n’hésitent pas à s’associer momentanément. Une manière de répartir les risques éventuels, mais surtout d’éliminer un concurrent de la liste des soumissionnaires. Elles se regroupent de préférence entre elles. » Il est plus facile de travailler avec quelqu’un qu’on connaît, avec qui on entretient des relations de confiance « , justifie Thierry Beguin.
Les grandes entreprises de construction liégeoises se connaissent effectivement bien. Avant d’arriver en février dernier chez Duchêne, Philippe Goblet avait passé trente-quatre ans chez Galère, où l’actuel directeur général, Alain Maréchal, était son bras droit. Le directeur général de Franki, Philippe Beaujean, est lui aussi un ancien de chez Galère. Tandis que Paul Danaux, administrateur délégué du groupe calidifontain, a fait ses armes chez Eiffage, qui possède Duchêne. Vous suivez ?
» C’est un petit monde, on se rencontre à mille et une occasions, parfois familiales, concède Philippe Goblet. Quand on se voit, il arrive qu’on se pose incidemment des questions, histoire de savoir quelle sera la concurrence, mais ça s’arrête là « , assure-t-il.
Vive la proximité
La prédominance des constructeurs liégeois s’explique également par un facteur de proximité. Les pouvoirs publics sont sensibles à l’idée de confier les marchés à une firme proche. » On préfère toujours le diable que l’on connaît, résume Ann-Lawrence Durviaux, avocate spécialisée en droit administratif et professeure à l’ULg. Puis il y a une volonté de faire travailler les gens du coin, la satisfaction de se dire que 250 personnes mangent grâce aux travaux. »
L’argument était encore vrai il y a quelques années. Il ne tient désormais plus la route, surtout pour les cols bleus. Début des années 2000, le gros oeuvre de la gare Calatrava était réalisé par des ouvriers belges. Dix ans plus tard, celui de la tour des finances qui lui fait face n’en a pas embauché un seul. Si Galère et Duchêne avaient remporté le marché, c’est le groupe portugais Casais qui avait fourni toute la main d’oeuvre, à l’exception de quelques ingénieurs et chefs de travaux.
Les » travailleurs détachés » sont aujourd’hui majoritaires sur la plupart des chantiers, comme celui du musée Boverie ou du Mont Légia. L’hôpital est construit par des travailleurs italiens, amenés par le groupe Consorzio Edili. Reste à savoir si ces sous-traitants ne sous-traitent pas eux-mêmes. » On a déjà été confronté à des cascades de sept intermédiaires ! « , raconte Louis Eloy, administrateur délégué du groupe du même nom.
Récemment, les syndicats ont affirmé avoir rencontré des Indiens sur le chantier du Mont Légia, dormant même sur place. Consorzio Edili a démenti, affirmant qu’ils logeaient dans des appartements et qu’ils étaient certes Indiens, mais ayant obtenu la nationalité italienne. A Liège comme ailleurs, le dumping social s’est incrusté dans le paysage. » La première à faire appel à de la main d’oeuvre détachée fut Moury, la seule entreprise qui est encore familiale, réprouve Jean-Yves Ruykens, secrétaire régional CSC. Aujourd’hui, elles sont malheureusement toutes obligées de le faire. »
3 millions plus cher
» Sans ça, il est impossible de remettre un prix pour les gros chantiers publics « , regrette Thierry Beguin. Depuis 2008 environ, soumissionner en incluant sa propre main d’oeuvre n’est plus envisageable, certifient les constructeurs. Car les pouvoirs publics ne jurent que par le prix le plus bas. Un ouvrier belge coûte en moyenne 35 euros de l’heure. Un étranger tournera autour des 25 euros. Lorsqu’il est en règle. Sinon, comptez plutôt 15 euros.
» On avait soumissionné pour le Mont Légia avec nos hommes, car le Centre hospitalier chrétien (NDLR : le maître d’ouvrage) avait laissé entendre qu’il y serait sensible. Résultat : on s’est fait battre de 3 millions d’euros « , peste Philippe Goblet. » Tant que l’offre la plus basse reste la règle, rien ne changera, regrette Marc Vreuls, secrétaire régional FGTB. Le pire, c’est que pendant ce temps-là les ouvriers belges sont mis au chômage économique, alors qu’il y a du boulot. »
Wust, Galère et Duchêne auraient récemment reçu des avertissements de l’Onem, qui jugeait que le chômage économique était utilisé trop fréquemment. La société Moureau, basée à Ans, a été déclarée en faillite. Elle ne remportait plus aucun marché, elle qui mettait un point d’honneur à ne pas sous-traiter à l’étranger. Nonante- quatre personnes sont au chômage.
1 450 emplois perdus
Elles viennent grossir les rangs des 1 450 emplois perdus en région liégeoise ces trois dernières années dans le secteur de la construction. Sans parler des 40 licenciements annoncés chez Wust, ni de la dizaine de salariés remerciés chez Franki.
» Chez Wust, il reste 265 ouvriers, mais 160 postes ont été supprimés en dix ans, calcule Jean-Yves Ruykens. Chez Duchêne, ils ont essayé de remettre une offre avec leurs hommes mais ils ont dû arrêter sinon tout le monde allait être au chômage. Chez Moury, ils réussissent à maintenir l’emploi (140 personnes) mais ils auraient pu embaucher trois fois plus vu tous les contrats qu’ils ont obtenus. Et chez Galère, le cahier de commandes est peut-être bon, mais gagner de l’argent c’est autre chose. » Car même si ces » big 4 » remportent les marchés, leurs marges sont infimes (2 % quand tout va bien) et leurs résultats loin d’être faramineux.
Et si les seuls à avoir profité véritablement des chantiers liégeois étaient finalement les pouvoirs publics, qui obtiennent des équipements à moindre coût en fermant les yeux sur les conséquences sociales ? En février dernier, Elio Di Rupo visitait le chantier du musée Boverie pour dénoncer le dumping social. L’ancien Premier ministre socialiste balayait d’un revers de la main la responsabilité des autorités. » Dire que c’est de leur faute parce qu’elles fixeraient des budgets toujours plus bas est une excuse, car ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent les prix. » Même les lapins n’avaient pas l’air d’y croire.
Par Mélanie Geelkens