En cette année où la désunion n’a jamais semblé aussi cultivée depuis longtemps, sur l’accueil des migrants, l’intégration, l’austérité ou le tax-shift, qui mieux que le philosophe français Roger-Pol Droit pouvait nous livrer un regard original sur 2015 ? Lui-même, après avoir longtemps étudié les » questions d’écart culturel, de distance entre nous et les autres « , a souhaité » changer de perspective » et, parce que » les liens humains demeurent, la plupart du temps, réellement invisibles « , a publié Qu’est-ce qui nous unit ? (*). Il y distingue et y vante, à condition qu’ils ne se referment pas sur eux-mêmes, les » nous « , de la famille, des amis, de la langue, de la culture, de la nation, des humains, des vivants… qui font que le vivre ensemble est non seulement possible mais déjà une réalité de tous les jours. Cette conviction, il est vrai, a été ébranlée par les doubles attentats de Paris et la menace venue de Syrie. Roger-Pol Droit ose une comparaison entre les exécuteurs du projet nazi et les djihadistes de Daech, animés par le même ressort central, » un idéal déshumanisant « . Duquel la force des liens humains triomphera.
Le Vif/L’Express : Quelles images garderez-vous de 2015 qui puissent nous convaincre que la force des liens a résisté au flot des violences vécues ?
Roger-Pol Droit : Trois images. D’abord, l’immense marée humaine du 11 janvier où des personnes d’options politiques et de régions différentes ont fait bloc et sont restées unies. Ensuite, tous ces anonymes qui ont spontanément porté secours aux victimes du 13 novembre à Paris. Enfin, ces images invisibles qui témoignent pourtant du spectacle de l’affection des humains les uns envers les autres, enfants, parents, amis, amants… A côté de la banalité du mal, il y a une banalité du bien, moins mise en lumière. C’est pour cette raison que j’ai mené cette réflexion sur Qu’est-ce qui nous unit ? Dans ce livre, j’insiste sur le contraste permanent où nous vivons entre la tendresse et la violence, l’amour et la haine.
Vous ne partagez donc pas la thèse d’Emmanuel Todd qui, dans Qui est Charlie ? (Seuil), a réduit la manifestation de Paris à l’expression d’une France blanche, conservatrice et de culture catholique contre la religion musulmane ?
Non. Je ne crois pas du tout à cette analyse. Elle s’appuie sur des données sociologiques mais idéologiquement forcées pour la démonstration. Je ne crois pas davantage au mythe de l’ » esprit du 11 janvier « , parce que des signes de désunion ont rapidement surgi. Mais la réaction qui a suivi ces attentats, et davantage ceux du 13 novembre, montre l’attachement fondamental des citoyens français, quelles que soient leurs origines, aux piliers de la société démocratique : la liberté d’expression, l’égalité des sexes, la liberté de pratiquer ou non une religion et d’en changer. Or, ce sont ces fondamentaux que les djihadistes islamistes veulent détruire. Eradiquer la possibilité de s’exprimer, briser l’égalité entre hommes et femmes, imposer un ordre religieux unique, c’est un projet proprement totalitaire. Les attentats de 2015 ont fait prendre conscience aux citoyens de ce qu’ils ne percevaient pas, ou presque plus.
Le slogan Je suis Charlie a lui aussi suscité la controverse. Le signe d’une fracture de la société ?
Je ne le situe pas sur le même registre. On peut diverger sur l’opportunité de représenter ou non le prophète Mahomet tout en s’accordant sur le fait que la transgression blasphématoire au nom de la liberté d’expression ne peut en aucun cas justifier le meurtre. Le clivage est là. Je suis Charlie avait une dimension forte par son caractère identificatoire. Si je ne partage pas forcément toutes les provocations ni toutes les idées de Charlie Hebdo, j’ai été solidaire au nom de la liberté d’expression, de ce Je suis Charlie qui affirmait implicitement : » Je suis une cible comme les autres. » Mais cette identification aux victimes me semble insuffisante parce qu’il ne s’agit pas d’une riposte. Ce qui m’avait choqué, le 11 janvier, c’était de n’entendre personne crier » mort aux assassins « . Non par goût de la vengeance, mais parce qu’il faut sortir de la passivité et de la victimisation.
Pensez-vous que le président français s’est montré à la hauteur des enjeux après les attentats du 13 novembre ?
Oui, parce que riposter militairement à la guerre qui nous est déclarée me semble la seule option possible. Si des négociations étaient possibles, si les djihadistes étaient accessibles à une argumentation, il faudrait privilégier les discussions, donc la diplomatie. Mais à partir du moment où l’on se trouve face à une armée organisée qui utilise tous les moyens (meurtres, attentats suicides, tortures, viols…) et qui le revendique pleinement, on est en état de légitime défense. Si on ne veut pas voir éclater une guerre mondiale à moyen terme, il n’y a pas d’autre option que d’écraser et de détruire Daech.
Vous dites être favorable à une guerre totale contre Daech, y compris au moyen de troupes au sol. Les précédents afghan, irakien et libyen ne vous font pas douter de la justesse de ce choix ?
Non. D’abord, tout n’a pas été négatif dans ces conflits : les talibans, Saddam Hussein… ont été renversés. Il est vrai qu’ensuite, les situations ont été mal gérées. Le choix d’une intervention massive contre Daech impose de préparer un projet politique d’après-hostilités à moyen, voire à long terme. Et se débarrasser du djihadisme radical n’est pas la même chose qu’éradiquer Daech. Le défi est militaire, éducatif et même, psychologique. Mais l’idée qu’il serait impossible d’écraser cette armée d’au maximum 50 000 hommes est très curieuse. C’est beaucoup, certes, mais peu en comparaison de la puissance cumulée des Etats-Unis, de la Russie et des troupes européennes. Bien sûr, il est nécessaire de surmonter auparavant des oppositions politiques, des intérêts stratégiques divergents, etc… Mais si on ne le fait pas maintenant, Daech, qui n’était rien il y a quatre ans, deviendra un problème mondial dans dix ans et nécessitera une guerre beaucoup plus coûteuse et incertaine.
Après un virage économique social-libéral et un virage sécuritaire dicté par les attentats, François Hollande est-il toujours de gauche ou succombe-t-il à une droitisation de la société ?
Il faudrait d’abord se demander s’il était de gauche avant, ou s’il l’a jamais été… Je n’entrerai pas dans ce genre d’interrogations qui, depuis François Mitterrand, au moins, débouchent sur des discussions sans fin, et à mes yeux sans grand intérêt. Les changements de cap de François Hollande me paraissent plutôt guidés par une forme de réalisme, dont on peut se demander s’il n’est pas trop tardif. Mais il semble avoir bien saisi le danger de Daech et la nécessité d’y faire face.
Diriez-vous que le projet de Daech est nihiliste ?
Cheikh Yassine, le leader islamiste palestinien, proclamait : » Nous aimons la mort plus qu’ils aiment la vie. C’est notre force. » Ce propos est d’une éloquente actualité. Les djihadistes de Daech font le choix de la mort. Malgré tout, leur démarche ne me paraît pas à proprement parler nihiliste, parce qu’elle s’inscrit dans un projet religieux, structuré et cohérent. Leur volonté n’est pas de détruire pour détruire, mais de faire sombrer une civilisation qu’ils jugent impie, décadente, corrompue, obscène, perverse… pour la remplacer par un monde régi par la charia et le Coran, organisé en califat. Leurs façons d’opérer sont destructrices et nihilistes, leur projet ne l’est pas.
Les départs de jeunes Européens vers la Syrie consacrent-ils l’échec d’une politique d’intégration ou relèvent-ils des dérives de destins individuels ?
Je ne suis pas sûr d’avoir la compétence de démêler cette question cruciale et compliquée. Mon impression, en tant qu’observateur, est qu’il existe un lien entre ce que devient notre société – qui a perdu le sens de l’autorité, de la transmission des valeurs, et même la conscience de sa propre signification – et l’attitude de quelques-uns de ces jeunes en déshérence, à qui on n’a jamais inculqué l’esprit de solidarité ni l’ambition de projets communs. L’attractivité du djihad est aussi celle d’un grand projet d’existence, même s’il est illusoire. Dieu, ce n’est pas rien ! Ils rencontrent soudainement une grille de lecture de l’histoire qui paraît cohérente, un cadre qui donne un sens héroïque à leur vie. Manuel Valls a raison de souligner que l’on peut être chômeur, habitant d’un quartier défavorisé, musulman, jeune en échec scolaire et être immunisé contre toute contamination djihadiste ou terroriste. Il n’y a donc ni fatalité ni mécanisme inéluctable, mais la force d’attraction est liée aussi à l’état de notre société.
» Toutes les religions tendent à l’union des humanités. Mais chacune contribue à la division des humains « , écrivez-vous. Faut-il combattre les religions ?
Il y a des fanatiques et des tolérants partout. Ce ne sont pas les religions qu’il convient de combattre. Mais les fanatiques de toutes les religions. Les religions créent des liens et des tensions. Il faut insister sur les liens…
La laïcité française ou la neutralité belge vous paraissent-elles armées pour lutter contre les tentatives d’inflexions de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ?
La laïcité a eu un rôle historique majeur, en France, aux XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, elle est mal armée pour répondre à la montée du communautarisme. Je la défends, mais il n’est pas sûr qu’elle tienne très longtemps. J’ai tendance à penser que la laïcité pure et dure va plutôt évoluer vers le modèle anglo-saxon, avec plus de droits accordés aux communautés religieuses et une coexistence différente entre elles.
Au-delà des appartenances ethniques et religieuses, faut-il s’habituer à vivre avec de plus en plus de » tribus » que l’essor des réseaux sociaux favorise ?
Inévitablement, à condition toutefois que les groupes et sous-groupes ne s’enferment pas sur eux-mêmes… C’est pourquoi la question du vivre ensemble n’est pas un slogan ni une » potion magique « . Il faut au contraire l’appréhender comme un problème et s’atteler à le résoudre. Cela passe nécessairement par le temps de la discussion et du conflit. Mais cette étape est préférable à la violence assassine.
La classe politique a-t-elle failli à sa mission ces dernières décennies en éludant cette question ?
Oui. Elle a le plus souvent troqué le vote musulman contre une tolérance laxiste envers un communautarisme offensif et envers des discours violemment antidémocratiques et antioccidentaux. Mais cette responsabilité n’incombe pas qu’aux politiques….
L’Europe a été confrontée à la crise de la dette, celle des migrants et aux lacunes en matière de sécurité après les attentats de Paris. Pourquoi le consensus est-il si difficile à forger au sein de l’Union et pourquoi l’Europe ne fait-elle plus rêver ?
L’Europe s’est construite sur l’épuisement provoqué par les guerres et les massacres du XXe siècle. Elle s’est automassacrée, en quelque sorte, entre 1914 et 1918 et entre 1939 et 1945. Après la Seconde Guerre mondiale, la suppression des Etats et des frontières s’est naturellement imposée comme rempart contre un nouveau conflit et comme garantie d’une paix économique et culturelle… à l’intérieur de l’espace européen. Sauf que des Etats et des frontières persistent partout ailleurs dans le monde. L’erreur a été de croire que le modèle européen était transposable à la planète. Avec pour conséquence que les Européens ne comprennent plus ce qu’est un Etat, une frontière, ni une guerre, ce qui ne les met pas dans la meilleure position pour comprendre le monde tel qu’il est… Pourquoi l’Europe ne fait-elle plus envie ? Parce qu’elle apparaît plus comme une force endormie que comme un grand projet qui dope les énergies. Elle peine à se forger une identité culturelle. Il y a des raisons historiques à ce constat. Depuis que l’Occident est devenu américain, l’Europe n’a pas réussi à bâtir une culture propre, distincte de celle des Etats-Unis.
L’afflux des candidats réfugiés observé en 2015 est-il une opportunité ou un fardeau pour l’Union européenne ?
Les deux à la fois, mais selon des temporalités différentes. Au présent, c’est d’abord un fardeau, à tout le moins une charge économique et sociale. A l’avenir, c’est sans doute une chance. Mais il me paraît tôt pour en être sûr. On peut l’escompter, on doit l’espérer, il est impossible de le savoir.
Dans le dossier de la dette grecque, l’Europe a été accusée de déni de démocratie en forçant un gouvernement à adopter un programme d’austérité que son peuple avait rejeté par référendum. Certains en déduisent que la démocratie ne peut s’épanouir que dans un Etat. Partagez-vous cette analyse ?
Non. Une démocratie européenne est possible. Mais il est difficile de l’ériger sans abolir les frontières et les Etats. Les Etats-Unis d’Europe seraient un grand projet. Mais les tensions financières, économiques, politiques actuelles le placent plutôt sur la voie de la déconstruction. Par ailleurs, je ne partage pas l’idée que l’Europe ait péché par déni de démocratie. Il m’aurait paru normal de voir la Grèce quitter la zone euro, à partir du moment où le peuple grec avait lui-même choisi de dire » non « , par référendum, aux demandes européennes.
Une des réactions à cette maladie de l’Europe est la montée des populismes. La France, avec le Front national, est particulièrement touchée. Comment l’expliquez-vous et comment faut-il combattre ce phénomène ?
Avec des amis, j’avais lancé dès 1992-1993 un » appel à la vigilance » contre la banalisation des idées d’extrême droite. Depuis, ce combat a animé toute une série d’actions dont il faut bien reconnaître aujourd’hui l’inefficacité. Ces idées progressent, fondées en particulier sur une confusion entre le terroir et l’Etat. L’attachement à son village ou à sa région est tout à fait légitime. Mais faire de ce rapport affectif et corporel un fondement de l’Etat, c’est le signe du fascisme, ou de sa variante présentable, le populisme. Un Etat, c’est autre chose : une Constitution, des lois, des principes abstraits qui recouvrent des terroirs, langues et populations différents. L’identité n’est rien d’autre qu’un produit de l’histoire. Ce n’est pas un bloc, une nature, une essence. Elle est évolutive. Un des grands ressorts du populisme est la clôture des » nous « . Et quand on est attaqué, on tend à durcir le » nous « , à se replier sur un socle que l’on rêve le plus stable et le plus clos possible. Mais ce n’est qu’un rêve. Il faut savoir se défendre, évidemment. Mais il faut aussi se souvenir que les » nous » sont toujours multiples.
Des » nous » à l’identité différente comme il en existe en Belgique peuvent-ils cohabiter dans un » nous » de la nation ?
Evidemment, si on construit continûment ce » nous » national par la discussion, éventuellement par le compromis, sans trahir toutefois les conditions d’une vie commune. Je ne vois pas au nom de quoi des personnes qui ne partagent pas le même mode de vie ou les mêmes convictions ne pourraient pas coexister. Il faut juste un socle commun de règles du jeu, explicites, acceptées par tous.
Vous écrivez que » plus progressent les droits, la sécurité, la non-violence d’une civilisation hautement protectrice, plus s’intensifie le désir que tout explose, que les frustrations des pulsions destructrices engendrées par l’ordre pacifié trouvent enfin une satisfaction « . Cette violence est-elle inéluctable ?
Je ne fais que reprendre ce que Freud affirme dans Malaise dans la civilisation, paru en 1930. Dans le psychisme humain cohabitent des volontés d’union et des forces destructrices, des pulsions de mort, engendrant une jouissance à détruire ou à tuer, une sauvagerie…. Le projet de la civilisation – et pas d’une civilisation particulière – implique de frustrer cette part de destruction et de sauvagerie. On aboutit au principe de la » cocotte-minute » : plus les sociétés sont raffinées, éduquées et pacifiques, plus les frustrations sont grandes, donc plus les risques d’explosion sont possibles. Regardez l’Allemagne nazie. Le peuple le plus philosophe, le plus cultivé, le plus musicien, le plus éduqué d’Europe a été aussi celui où ont surgi la barbarie et la destructivité les plus effroyables du xxe siècle. Cela signifie-t-il que plus on se civilise, plus on est exposé à la barbarie ? Heureusement, ce n’est pas aussi mécanique que cela. Mais il faut savoir que cette tension existe. La culture ne nous préserve pas de la barbarie.
Le lien humain est-il le principal rempart contre la barbarie ?
Il faut toujours penser à la connexion profonde qui nous lie les uns aux autres, même quand nous n’y pensons pas. C’est pour cela qu’on trouve toujours des personnes qui en sauvent d’autres en péril, en risquant même leur propre vie. Cette solidarité humaine, en fait, est énigmatique. Qu’est-ce qui fait que l’on risque sa vie pour sauver ce gosse qui menace de tomber dans un puits ou cet inconnu pris au piège d’un incendie ? La barbarie étouffe ce sentiment spontané, le vitrifie. Pour pouvoir regarder son semblable dans les yeux avant de le décapiter, deux conditions sont requises. D’une part, il faut déshumaniser l’autre, le considérer comme un déchet, un résidu, pas un humain. D’autre part, il faut posséder une assurance qui permette de geler en soi le sentiment d’humanité. Nazis et djihadistes ne sont pas comparables en tout, mais les combattants de Daech agissent avec le même ressort central – un idéal déshumanisant – que les exécuteurs des massacres que Heinrich Himmler formaient dans les camps d’extermination. » Je suis vertueux en tuant un enfant sous les yeux de sa mère parce qu’une certitude plus haute m’habite et me justifie. » L’endoctrinement détruit alors l’humain.
(*) Qu’est-ce qui nous unit ?,par Roger-Pol Droit, Plon, 169 p. Voir aussi son site www.rpdroit.com
Propos recueillis par Gérald Papy – Photo : Renaud Callebaut pour Le Vif/L’Express
» L’attractivité du djihad est aussi celle d’un grand projet d’existence, même s’il est illusoire. Dieu, ce n’est pas rien ! »
» Les Européens ne comprennent plus ce qu’est un Etat, une frontière, une guerre »