Mais qui vit donc en cette Sibérie si lointaine que traverse de part en part un train mythique qui fit rêver les uns et effraya les autres ? Scénographiée par Luc Schuiten, une exposition ludique et merveilleusement explosive
Le Transsibérien, Bruxelles, Musées royaux d’art et d’histoire, parc du Cinquantenaire. Jusqu’au 26 février. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. Tél. : 02 741 72 11 ; www.mrah.be
Face à nous, dans le musée, une immense vue d’un paysage infini évoque la Sibérie légendaire, vide, brumeuse et plate. Le temps de passer au buffet de la gare de Moscou et d’y commander un Bitki à la Skobilev et, déjà, l’odeur des fumées parvient aux narines. Moscou, bientôt, ne sera plus qu’un souvenir lointain. Le temps de contourner des rails (qui filent vers un écran aussi noir que secret) et nous voilà dans la première salle de cette exposition en trois dimensions.
La Sibérie, l’antique Tatarie, s’y couche sur papier jauni en courbes, pointillés et noms exotiques, souvent imprononçables. Limité au nord par la mer des Ténèbres et au sud par l’empire du Grand Moghol, voilà donc ces terres qui relient, d’ouest en est, l’Europe à la Chine et au Japon. A partir de 1582 et jusqu’en 1858, les Cosaques d’abord, tous les autres ensuite conquièrent ces étendues dont la richesse des sous-sols et de la faune (les fameuses zibelines ou encore le musc) ne peut qu’enrichir les ambitions russes. Cartographiée par des savants (souvent européens) envoyés tout exprès par les empereurs dès les premières années du xviie siècle, cette Sibérie attire assez tôt les premiers et intrépides voyageurs. Ils ramènent des récits décrivant le climat, les paysages ou encore les us et coutumes des diverses populations rencontrées qui vivent là au rythme de la nature et de ses lois. Mais, déjà, une odeur (presque nostalgique) gagne les narines : celle des fumées de charbon, du train à vapeur dont la salle suivante nous présente quelques maquettes, des lanternes et, surtout, d’anciennes photographies évoquant l’histoire d’un projet, puis d’une construction qui en vit de toutes les couleurs et coûta la vie à des milliers d’ouvriers, souvent des bagnards dont la Sibérie avait été le principal réservoir avant d’être celui du goulag.
Car, s’il a fallu araser des montagnes, poser le train sur un brise-lame (pour traverser le lac Baïkal) et multiplier les ponts, le projet de ces quelque 10 000 kilomètres de voie unique fut tout à la fois le principal outil d’une politique militaire et judiciaire redoutablement efficace et l’objet de toutes les convoitises d’une bourgeoisie aisée, essentiellement européenne, trouvant là le moyen le plus confortable et le plus rapide de rejoindre l’Asie à partir de Londres ou de Paris. D’où ce train à double face. D’un côté, des wagons de seconde ou troisième classe servant à la fois aux déplacements massifs de populations (on évoquera une véritable ruée vers l’est), aux exodes imposées aux opposants (les » décembristes « , en 1825, l’armée blanche à l’heure de la révolution de 1917) et aux missions des armées cherchant à consolider les frontières avec la Mandchourie, la Chine et le Japon lointains. De l’autre, un train de luxe, à l’initiative du Belge Georges Nagelmackers (qui avait déjà mis sur rails l’Orient-Express), un rêve offert aux aventuriers (échauffés par la littérature de Jules Verne et les visées économiques d’un capitalisme international prometteur) avec sièges Louis XVI et tentures de velours, gastronomie à bord et chambres capitonnées. » Pékin en 13 jours, le Japon en 17 jours « , annonce-t-on lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900.
Mais, si le rêve devient réalité, celle-ci côtoie aussi les pires cauchemars. Quand, par exemple, en 1917, le Transsibérien emporte le tsar déchu, sa femme et ses cinq enfants jusqu’à Iekaterinbourg, où ils seront massacrés par les bolcheviks. Quand, peu de temps après, les résistants de l’armée blanche, se sachant perdus, tentent de gagner Vladivostok mais laissent sur les voies près d’un million de morts. Tout cela, nous l’apprendrons au fil des haltes qui s’inscrivent dans l’exposition, en même temps que le nombre de kilomètres parcourus et le temps déjà passé dans ce train, dont on entend, en fond, le bruit des roues et des machines.
Ainsi, après 282 kilomètres, nous découvrons un paysage de bouleaux et de pâles reflets. Tout paraît calme sur les bords de la Volga où, dès le xie siècle, s’est construite là la cité de Iaroslav, aux croisements d’échanges entre la Perse, l’Inde et l’Europe. Décidément, Moscou est déjà loin. Au-delà des icônes et croix de bois gravées et polychromées, ce sont bien des ethnies qui se révèlent à travers les coiffes brodées, noires à fils d’or chez les Oudmours, rouges et lourdes de pièces et de pierreries chez les Tchouvades et les Khazars. Le voyage prend déjà une autre dimension. Perm, Omsk, Novossibirsk, Irkoutsk, Oulan-Oude. Le paysage change, les populations aussi. Désormais, on évoquera moins le train et ses occupants que les gens, nomades, semi-nomades, sédentaires, paysans ou habitants des forêts, dont la Russie de Moscou et de Saint-Pétersbourg se préoccupe fort peu. Soit le quotidien de groupes humains qui résistent, au nom de leurs traditions et de leur histoire, aux plans venus d’en haut. On découvre ainsi la présence, hier combattue et aujourd’hui florissante, des chamanes toungouses, celle d’un islam tatare apparu du côté de Tioumen dès le xive siècle, ou encore, plus surprenant, le développement de communautés bouddhistes dans les territoires bouriates où, à la veille de la révolution d’Octobre, on comptait pas moins de 16 000 lamas. De vitrine en vitrine, de ville en ville, ce sont alors des costumes, des objets du quotidien, des poupées fétiches, des masques d’ours et mille autres richesses que cette Sibérie nous livre… jusqu’à Vladivostok, au terme d’un voyage de quelque 9 289 kilomètres : » C’est une terre bénie, écrira Dostoïevski ( Souvenirs de la maison des morts), qui y connut pourtant le bagne. Il faut juste savoir comment l’utiliser. »
Guy Gilsoul