Le gouvernement veut désengorger les prisons. Y parviendra-t-il ? A quel prix ? Le criminologue Philippe Mary, tout juste nommé au Comité européen pour la prévention de la torture, évalue la politique carcérale actuelle. Avec scepticisme.
A partir du 20 décembre, le criminologue de l’ULB Philippe Mary, grand spécialiste du monde carcéral, auteur de nombreuses publications (1), est membre du Comité pour la prévention de la torture (CPT) pour la Belgique. Au niveau du Conseil de l’Europe, le CPT permet de visiter tous les lieux de détention dans les 47 pays membres, de la Russie au Portugal en passant par la Turquie, pour ensuite faire des recommandations. Il y a des visites périodiques environ tous les quatre ans, dont le programme est tenu secret jusqu’au dernier moment, mais aussi des visites ad hoc en fonction de problèmes spécifiques dont le comité est alerté, comme récemment à Forest et à Andenne. Les échanges entre le CPT et les Etats concernés sont confidentiels, sauf si l’Etat accepte de rendre publics ces rapports. Ce qui est généralement la règle. Interview détonante.
Le Vif/L’Express : Le terrorisme djihadiste est dans l’actu. Convaincant, le plan antiradicalisme dans les prisons ?
Philippe Mary : A la demande d’un juge d’instruction, j’ai récemment fait l’exercice d’établir le taux de détenus musulmans dans une prison spécifique que je ne peux nommer. Il y en avait 40 %. Un regroupement important, donc. La plupart, de niveau scolaire très bas, n’avaient pas la possibilité de travailler en prison. Leur seul passe-temps : une salle de body de quelques mètres carrés. Ces détenus sont livrés à eux-mêmes quasi tout le temps. Il y a bien un imam qui passe, mais il est âgé et critiqué par les jeunes, et il n’a même pas le temps de voir tous ceux qui le demandent. Comment éviter, dans un tel contexte, qu’un détenu un peu charismatique s’érige en directeur de conscience ? Tout cela arrive par défaut. Aujourd’hui, on veut les rassembler davantage. On va mettre ceux qui rentrent de Syrie en prison dans des sections spéciales. Et on va les soumettre à un régime spécifique qui consistera, espérons-le, en un programme socio-éducatif, en y mettant les moyens. Mais ne prend-on pas le problème à l’envers ? Et si on mettait les moyens pour un programme de réinsertion pour tous les détenus, dès le départ ?
Dans les prisons belges, la surpopulation a plutôt tendance à diminuer ces dernières années. Un bon signe ?
Il faut nuancer. C’est vrai que la surpopulation globale tourne autour de 10 %, pour l’instant, alors qu’elle dépassait les 20 % en 2012. Cela s’explique par le fait qu’on a ouvert de nouvelles prisons, sans fermer les plus anciennes, et qu’on loue toujours 600 places à la prison néerlandaise de Tilburg. Il y a néanmoins de fameuses différences entre les maisons de peine et les maisons d’arrêt où la surpopulation peut atteindre 40 à 50 %. Par ailleurs, la population carcérale continue d’augmenter inexorablement. En 1990, on comptait 6 640 détenus. Aujourd’hui, il y en a plus de 11 000, soit un Belge sur mille. C’est une augmentation de près de 70 % en vingt-cinq ans. Or, ni la population belge ni la criminalité n’ont évolué dans de telles proportions.
Le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) prend des mesures pour désengorger les prisons. N’est-ce pas encourageant ?
Il y a effectivement une volonté politique d’aller en ce sens. Mais le ministre Geens est loin d’être le premier à tenter le coup. Et puis, voyons l’effectivité des mesures. Une de celles-ci vise à transformer la détention préventive en surveillance électronique pour les prévenus qui encourent une peine de moins de trois ans. Or, selon une étude de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC), ce genre de mesure n’aurait que peu d’impact. Plus efficace serait de supprimer certaines infractions, comme celles qui ne constituent pas une atteinte à l’intégrité physique, du champ d’application de la détention préventive. Pourquoi le ministre de la Justice ne suit-il pas l’avis de l’INCC, une institution scientifique au sein de son SPF ?
Y a-t-il encore beaucoup de détenus pour faits de toxicomanie ?
Oui, plus d’un tiers des détenus. Ce contentieux continue à alimenter de manière importante la détention, tant au niveau des prévenus que des condamnés. Si on dépénalisait la toxicomanie pour la traiter autrement, comme le font certains pays avec succès (NDLR : le Portugal, par exemple), et si on limitait drastiquement les détentions préventives, non seulement la Belgique n’aurait plus besoin de » Masterplan prisons » mais on pourrait fermer des établissements actuels. Or, on sait que ce masterplan va coûter des centaines de millions d’euros. Les choix politiques ne peuvent se retrancher derrière la question de manque de moyens. Au contraire. Il y a d’autres pistes concrètes beaucoup moins coûteuses.
Le taux de récidive est-il important chez les détenus qui sortent de prison ?
Il faut faire attention aux mots. Qu’est-ce que la récidive ? Un condamné pour coups et blessures qui se fait ensuite condamner pour défaut d’assurance auto est-il un récidiviste ? L’INCC, elle, parle plus justement de retours en prison et évoque un taux de 48 % de personnes réincarcérées. Ces chiffres datent du début des années 2000. Ils ne sont guère étonnants vu la situation dans les prisons : surpopulation, pas de travail carcéral pour 80 % des détenus dans certains établissements de peine, très peu de suivi psycho-social, etc. C’est la même rengaine depuis des décennies.
Quel est le pouvoir d’influence du CPT ? Les recommandations sont-elles suivies d’effets ?
C’est très relatif. Les directeurs de prison entendent nos premiers constats. Certains réagissent parfois. Pour le reste, au niveau politique, l’impact est faible. Il suffit de lire les réponses données par les gouvernements belges successifs aux rapports du CPT, souvent défavorables : ces réponses traduisent – et c’est un euphémisme – une réelle désinvolture. Il suffit également de constater que la situation d’établissements, comme Forest où l’on voit la moisissure sur les murs et de l’eau couler sur les canalisations électriques, n’a pas changé depuis des années alors qu’elle est pointée du doigt dans les rapports.
A quoi servent alors les visites du CPT ?
Il y a une question d’image du pays. Mais les Etats font juste en sorte de ne pas être trop stigmatisés. Cela dit, aujourd’hui, les rapports du CPT sont de plus en plus utilisés dans des affaires portées par des détenus devant la Cour européenne des droits de l’homme. Là, ça devient intéressant, car une condamnation de la Cour, c’est gênant.
Le dernier rapport du CPT sur les prisons belges date de 2014, après la visite de 2013. Il n’a toujours pas été publié…
Un tel retard, c’est exceptionnel. Depuis 1993, tous les rapports ont été rendus publics en Belgique. Il y a peut-être des points délicats. Je n’en sais rien.
La Belgique n’a toujours pas ratifié le protocole additionnel à la Convention de l’ONU contre la torture, qui prévoit la création d’un mécanisme de surveillance indépendant et permanent des prisons. Cela commence à faire beaucoup…
C’est vrai. D’autant que la Convention elle-même a été signée en 2005. Or, il existe des pistes de solution. Les médiateurs fédéraux pourraient faire ce boulot. Certains envisagent aussi de créer un comité D qui, comme le comité P pour la police, effectuerait cette mission de surveillance, contrôlée par le Parlement. Mais bon, on attend toujours que le gouvernement se bouge.
(1) Son dernier ouvrage en date : Probation. Histoires, normes, pratiques, éd. Bruylant, 167 p.
Entretien : Thierry Denoël