Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express s’introduit dans les abbayes belges… Les images peintes par les Bénédictines proches de Maredsous ont connu jadis un succès fou. De ces temps reculés, il subsiste un gros stock de chromos, un contentieux avec les moines voisins et un lieu magique, figé dans une nature sauvage. Presque un paradis…
Absorbées par la tâche, elles prient en dessinant, mais elles gloussent aussi, sans doute, d’une petite joie mal cachée. Dans les marges de la lettre pastorale Patriotisme et endurance du cardinal Joseph Mercier qu’elles illustrent, en ce Noël 1914, d’innombrables figures gothiques, les s£urs de l’abbaye de Maredret viennent de poser un acte de résistance discret, et plein d’humour : le démon ailé qui culbute en bas de page, chassé du ciel par un trait de saint Michel, porte bien un casque à pointe… Dans le silence de l’hiver, passent les heures lentes d’un labeur interminable, tandis que les mains des moniales s’attachent à transposer dans l’art, en images poignantes, vindicatives ou facétieuses, toutes ces douleurs et fiertés que l’oppresseur allemand refuse alors d’entendre… Ce travail magistral (35 planches enluminées) deviendra l’une de leurs plus belles réalisations. Un sommet dans la technique qu’elles se font fort d’appliquer, depuis leur installation (en 1893) dans un édifice gigantesque et tout neuf, bâti sur une colline du Namurois, sous l’impulsion d’Agnès de Hemptinne, une très jeune femme drôlement jolie, qui en devient la première abbesse sous le nom de Cécile. Mère Agnès/Cécile, qui est née des mêmes parents que Félix/Hildebrand, le Bénédictin dirigeant l’abbaye voisine de Maredsous, est donc une artiste engagée, et la chef de file de plusieurs générations de religieuses virtuoses du pinceau… Pose de l’or en relief, préparation des pigments, constitution de catalogues de modèles d’alphabets, de fleurs ou de coiffes minuscules : il leur a fallu des années, aux s£urs, pour maîtriser les secrets de l’enluminure et de la calligraphie médiévales. Et puis, pfffuit, il n’en est resté qu’une…
Retour au temps présent : Mère Bénédicte Witz, Alsacienne, 75 ans, redoute quelque peu les visages inconnus. Un rapide coucou timide, et la voilà qui s’en repart, trottinant, modeste et tranquille, vers son atelier. L’abbesse est pourtant la der des der, la seule dépositaire, désormais, de ce savoir-faire délicat, naïf et lumineux qui a produit, en plus d’un siècle, des centaines de miniatures, tant pour le plaisir gratuit ( » Faire £uvre agréable à Dieu « ) que pour honorer toutes sortes de commandes, passées par des chrétiens désireux de rehausser de symboles uniques leurs faire-part de mariage, de naissance ou de communion. Des enlumineuses, il n’en reste donc qu’une seule, contre des dizaines, jadis, parmi les 90 religieuses qui peuplèrent l’abbaye dans les années 1950… On en est là, et c’est un vrai drame. A deux doigts d’assister à l’extinction d’une production exceptionnelle, le style dit » de Maredret « , mélange (reconnaissable entre tous) de traditions séculaires et de touches modernes, un tantinet espiègles. Sans compter qu’à côté de ces £uvres singulières subsiste, au monastère, une activité moins élitiste, mais pas tellement mieux connue et tout aussi menacée : la fabrication d’images pieuses, autre trésor inestimable…
Difficile d’imaginer que seules dix demoiselles plus toutes jeunes (l’aînée a 95 ans) occupent désormais l’abbaye, cet immense quadrilatère néogothique surplombant la Molignée, géant de pierres de taille et de moellons de calcaire, posé sur 15 hectares de terres ceintes par un haut mur et deux tourelles d’aspect médiéval. Que fricotent-elles, les survivantes, toute la sainte journée ? Dans sa boutique d’un autre âge, où les pots de confiture à la mirabelle jouxtent coussins aux points de croix et tricots saugrenus (des layettes pour nouveau-nés maigrichons, des écharpes kilométriques), il en est une qui bosse comme quatre : en plus de ses fonctions de prieure, de cellérière et de guide de l’église, s£ur Marie-Benoît (Marguerite pour l’état civil), 72 ans, rondelette et bavarde, veille jalousement sur des rames de petits cartons imprimés, de tous les formats, dans toutes les langues et dans tous les styles du xxe siècle. Avec amour et méthode, elle en serre des paquets formidables, soigneusement rangés par thèmes (sacerdoce, eucharistie, baptême, décès…), dans les casiers de tiroirs vitrines. Un paradis pour collectionneurs, qui y passent volontiers des après-midi de torture, déchirés par des choix cornéliens. Qu’acheter ? L’un des justes du calendrier ? Une madone en quadri ? Une trinité sépia ? Ou quelques » bons points « , ces vignettes pas plus larges qu’un grand timbre, qu’on distribuait jadis aux enfants sages rosissant, tout bouffis de fierté devant ces portraits d’anges bleutés, de jésus joufflus ou de c£urs saignants. Au total, s’étalent ici plus de 1 000 sujets différents, tous tracés puis mis en couleurs à Maredret… Et des stocks impossibles à chiffrer, que, faute d’inventaire, les religieuses continuent d’évaluer à la latte, en mesurant la hauteur des piles d’images restantes… Celles qui se vendent le mieux (les signets, les reproductions d’enluminure) bénéficient parfois de nouveaux tirages, exécutés dans une imprimerie d’Anhée. Le reste, mon dieu… Tant de saynètes démodées (beaucoup ont mal vieilli) sur tant d’objets devenus inutiles (qui utilise encore des livres d’heures, des coupures de missel ou d’antiphonaire ?) trouvent ici peu d’acquéreurs, mais prennent, au fil des saisons, des teintes brunâtres qui en augmenteront peut-être un jour la valeur. C’est beau, authentique et rare, comme le babillement de Marie-Benoît lorsqu’elle insiste, désarmante, sur l’implication spirituelle de chacune de ses s£urs – » Ces images, voyez-vous, ce n’est pas n’importe quoi. C’est le fruit d’une contemplation du mystère de Dieu. » Mais qu’en faire, surtout ?
L’avenir est aux Amis
Sauvegarder. Comme les Bénédictines éprouvent des difficultés évidentes à prendre, seules, des décisions, comme il n’y a guère de relève à l’horizon, une trentaine d’amoureux du lieu viennent de se constituer en ASBL. Ces » Amis de l’abbaye de Maredret » ont pour objectif la défense des patrimoines foncier, monumental, artisanal, artistique, historique, naturel et spirituel du monastère. Au premier rang de leurs préoccupations : le sort de l’atelier d’enluminure et de la petite société d’édition Imalit (imagerie liturgique). » Le travail qui reste à faire est considérable. Il faut inventorier complètement un fonds d’images gigantesque, dépouiller, publier les sources, constituer un catalogue raisonné des £uvres, avant de pouvoir dégager toutes les richesses de leur sens « , concluait Dominique Vanwijnsberghe, chercheur à l’Institut royal du patrimoine artistique, dans une étude en forme de cri d’alarme lancé déjà en 2007. Peut-être alors, les enluminures de Maredret retrouveront-elles la place qu’elles méritent dans le concert de l’art belge du xxe siècle. Et, qui sait, le chemin des exportations massives. Ouvrez le vieux missel qui dort au grenier : il contient sûrement plusieurs chromos imprimés à Maredret. Des photos de l’ancienne gare du hameau subsistent, qui montrent en effet les attelages dont on déchargeait chaque jour, par dizaines, des gros colis de reproductions à destination du monde entier… » On voudrait réaliser un catalogue en ligne. Ou bien organiser des stages d’enluminure avec mère Bénédicte en « passeuse de procédés », pour assurer une sorte de « pollinisation croisée »… « . Pas étonnant qu’Yves Van Cranenbroeck recoure à la métaphore animale. Naturaliste et botaniste, l’homme est aussi historien, webmestre, serviteur dévoué de la cause de son propre village et, surtout, apôtre de celle de l’abbaye. » Les moniales ne sont plus capables de créer elles-mêmes des événements. Nous voulons les aider à faire revivre cet endroit dans le respect absolu de ce qu’elles sont. » En voilà de bons chiens de garde fidèles ! Mais allez donc faire le test : sous la conduite de Van Cranenbroeck, l’église, que d’aucuns trouvent déprimante, révèle soudain mille détails enchanteurs : les bobèches des luminaires, les anges musiciens, l’excellent orgue Cavaillé-Coll, les pommeaux en bois sculptés des stalles des s£urs, que plus aucune n’occupe depuis longtemps. La frilosité des unes, l’invalidité des autres ont eu raison de leur vaillance : les offices et les messes se donnent, désormais, dans une chapelle chauffée, accessible en chaise roulante.
Le poids des frères d’en face
Préserver, donc, mais pas que ça. Les Amis de l’abbaye sont aussi les défenseurs de la spécificité féminine des moniales. Car de ces liens monastiques et familiaux unissant dès l’origine Maredsous et Maredret (des frères et s£urs de sang ont occupé jadis les deux bâtiments), il est resté, pour les secondes, des petites choses assez désagréables : une tension sourde et constante, le sentiment d’être tenues pour quantité négligeable par les moines de Maredsous, alors qu’ils et elles font partie de la même congrégation (de l’Annonciation, tout comme les moniales du monastère voisin d’Ermeton-sur-Biert). » Infériorisées, inféodées, écrasées par les messieurs d’en face « , voilà ce qu’elles ressentent. Les Bénédictines pâtissent aussi de l’éternelle comparaison avec » l’usine à touristes » (450 000 visiteurs par an) qu’est devenue Maredsous, » elles qui n’ont ni bière, ni fromage, ni pain, ni resto, ni expo « . (Ni motos, tant mieux.) Enfin, elles souffrent du cliché qu’on colle un peu vite à leur retraite : » Un monastère secondaire, austère et vieillissant. Un mouroir. » Les Amis se le sont donc promis : ils rendront aux religieuses de Maredret leur » dignité de femmes « , rien de moins. Afin qu’on les complimente, un jour, sur l’harmonie de leur église magnifique, avec cette acoustique du tonnerre. Afin qu’elles courent encore longtemps sur leurs vieilles jambes, » mais d’un c£ur dilaté dans les chemins de l’amour « , comme le veut la règle de saint Benoît. Qu’elles se rassurent. Perchée sur le plateau dit du Tilleul Saint-Jean, dominant un village artisanal de 360 âmes au tourisme gentil, l’abbaye de Maredret n’a pas de quoi attirer les grosses foules, c’est vrai. Elle a mieux à offrir. Une philosophie – celle de religieuses humbles qui croient qu' » un monde contraire aux valeurs marchandes reste possible « . Une paix. Un jardin immense, qu’il faut pourtant deviner seulement, derrière la clôture. Ceux qui l’ont découvert évoquent une cité céleste, avec son parc aux essences exotiques, ses prairies de fauche et pâturées, ses anciennes carrières, ses sous-bois, son verger royaume des couleuvres, où des pommiers, poiriers, pruniers, plants de rhubarbe, cassissiers, groseilliers rouges et blancs produisent les fruits qui atterrissent directement dans les compotiers des s£urs et de leurs hôtes. Quand le soleil tape, là-haut, c’est un coin de Provence où zigzaguent les lézards des murailles. C’est un éden pour dix. C’est le » Paradou » de La faute de l’abbé Mouret de Zola. S£ur Françoise y lisait, l’autre midi, toute seule, toute raide sur sa chaise, une main posée sur un genou. Et on se disait qu’on prendrait bien sa place, même pour l’éternité…
La semaine prochaine
5. L’abbaye de Westvleteren
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VALéRIE COLIN. PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS