3. L’abbaye Notre-Dame de Leffe Les pros du grand écart

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express s’introduit dans les abbayes belges. Aux portes de Dinant, 18 disciples de saint Norbert forment une communauté très dévouée aux paroisses locales. Cet enracinement de proximité contraint constamment les frères à une sacrée cabriole :  » Faire partie du monde, sans en être « …

Il fait juste un peu la moue, penche la tête en hésitant.  » Un reportage ? Mmmh… Vous comprenez, on est à la fois simples comme des colombes et méfiants comme des serpents… On dit encore bien ça, n’est-ce pas ?  » Mais on le devine déjà, le petit c£ur du père abbé Bruno Dumoulin, 72 ans, va flancher, c’est sûr, et les portes de l’abbaye s’ouvriront sous sa conduite, l’une après l’autre… Magnifiques, d’ailleurs, tous ces huis lourds en chêne, décapés et préservés avec dilection. C’est clair, il y a des amateurs d’art, ici.  » Oui, oui. On est sensibles aux belles choses « , confirme Bruno, en désignant d’un air faussement indifférent un buffet au style fantaisiste, ouvrage anverso-malino-espagnol jailli des mains d’un frère insomniaque, rafistoleur d’antiquités. La visite de Notre-Dame, accrochée depuis 1152 à un rocher en bordure de Leffe, à deux pas de la Meuse, rive droite, en aval de Dinant, et tellement encerclée de maisons, de nos jours, qu’il faut véritablement en chercher longtemps l’entrée, commencera donc comme ça, sur un chant d’amour des chefs-d’£uvre y recelés… Car ce n’est pas une seule pièce meublée à l’ancienne que l’abbaye prémontrée, à la vocation d’accueil affirmée, réserve à ses hôtes de passage, mais plusieurs : toutes ont un petit air de bed and breakfast du Sussex, de vieille auberge médiévale et de musée. Dans la salle à manger, les commensaux dînent habituellement face à une imposante cheminée de marbre blanc, dont personne n’imagine qu’elle appartient en fait aux Musées royaux d’art et d’histoire.  » Quand les chanoines prémontrés français de Frigolet, près d’Avignon, se sont installés ici, au début du xxe siècle, ils n’avaient rien à mettre aux murs…  » Le musée bruxellois leur a donc prêté quelques bricoles, en dépôt permanent. Des tableaux aux sujets religieux, au vernis parfois jauni ou à l’encadrement  » chalé  » [ NDLR : plus d’équerre, en wallon namurois] : pas des toiles de maître, certes, mais plusieurs copies du xixe, huiles d’honnête facture que des spécialistes du Cinquantenaire viennent inventorier, ausculter et restaurer, de temps à autre.  » Les voir de plus près ? Mais oui, vous !  » Avec ses tournures régionales craquantes comme les couques du coin, qui confèrent aux interlocuteurs une complicité de vieux potes de toujours, le père Bruno décline les joliesses restantes. Cette abbaye fut si souvent dépouillée, en 850 ans ; il y eut tant de pillages, d’épidémies, d’incendies, d’inondations et, même, de demandes de rançon de prélats que la conservation jusqu’à nous d’objets rares (une croix de procession, un calice en argent et vermeil, xviie siècle – au coffre-fort, dé-sormais…) semble tenir du miracle.  » Quand viennent des visiteurs, on partage tout ça, poursuit Bruno. Comment est-ce que je dirais bien… On leur montre un peu de cette beauté qui conduit vers une intériorité. Voilà.  »

Mais la vraie richesse est ailleurs, insaisissable. Logée dans la joie discrète de ces dix-huit hommes âgés de 25 à 86 ans,  » qui mettent tout en commun et qui ne vont pas trop mal « , assure Bruno. Dix-huit profès et novices vivant  » avec leur humanité restaurée par l’Evangile  » – tous attelés au même idéal, mais dotés chacun de sa personnalité. Cette solidarité masculine est comme un souffle, imperceptible, trahi pourtant par de menus détails : une grande confiance entre eux tous, une liberté joyeuse d’aller et venir et un humour quasi permanent. Ce midi-là, dans le réfectoire des moines, le religieux chargé de dresser la table avait imbriqué 18 bananes l’une dans l’autre, comme des corps d’amoureux assoupis. Bruno avait ri, d’un bon rire franc d’humain libre de toute gêne, puis raconté, en prime, quelques friponneries de ses confrères. L’Américain qui avait sérieusement recommandé, comme remède contre l’onycophagie (le rongement d’ongles), la jolie Vierge aux mains croisées dans le dos, installée dans le petit salon à très belle cheminée liégeoise ; ce même salon qu’un paroissien armé d’un pendule oscillant avait un jour décrété absolument parfait pour l’apaisement des esprits agités… Il raconte tout ça, Bruno (tiens, où est la méfiance de serpent ? Envolée !), en évoquant ses premières années à Leffe (un demi-siècle, déjà), où l’abbé d’alors s’attablait à part, devant l’immense calvaire trop volumineux pour le réfectoire, en donnant d’un coup de bague le signal du repas silencieux… Aujourd’hui, Bruno mange avec la troupe,  » la même tambouille « , dans un gentil murmure (sauf pendant le carême ou l’avent, motus) et à distance respectable de l’intimidant trio de bois – la Vierge, le Christ et saint Jean, grandeur nature et visiblement souffrants.

Sans doute, c’est l’époque qui veut cette allégresse. Il suffit de jeter un £il au trombinoscope du site de l’abbaye pour s’en convaincre : ces gars-là n’ont pas décidé de ronchonner jusqu’à la fin. Mieux, ils ont choisi de s’amuser.  » Ouverts sur le monde, nous tâchons d’être le plus proches possible des gens, affirme Bruno. En même temps, nous appartenons à une communauté religieuse, avec ses règlements et son ambiance de recueillement. C’est notre « grand écart » permanent…  » Alors, sortir d’entre ces murs, frayer parmi les anges et les vauriens ? Il sourit. Evoque d’abord la norme, le stabilitas loco, ce v£u sacré de stabilité :  » Chez nous, quand on entre, quand on s’engage, c’est à vie…  » Et cette profession de foi lui rappelle un double désespoir, celui de ses parents qui, d’assister impuissants à la réclusion de leur fiston de 20 ans,  » en ont pleuré toute une semaine « . Bruno tempère la rudesse de cette loi : sortir, oui, bien sûr, quand même, un peu. Parce qu’il y a cette confiance, justement, qui fait qu’il sait que ses frères ne lui demanderont jamais  » des choses impossibles et sottes, comme allez au bal, non, hein « . Ici, tous, selon leurs missions, font vivre cette abbaye : les uns sont chargés de paroisses, d’autres accompagnent des malades, des jeunes, des handicapés. Parfois, les liens sociaux surprennent : père Augustin donne la messe aux motards (et enfourche personnellement un engin vrombissant) ; père Hervé appartient à une troupe de théâtre locale. Alors, sortir ? Oui, résolument. Parce que,  » bien que pas du monde, nous sommes dans le monde « . Pour les besoins de la pastorale, et avec ou sans soutane.  » On laisse chacun libre. Certains tiennent à la robe, la portent sans complexe à l’extérieur, sans pour autant mettre les gens mal à l’aise. Ben mon Dieu voilà…  » On sent qu’il compte, ce souci de ne pas indisposer, de se montrer simple et humble.  » Un frère sans soutane peut tout de même porter un petit col « , suggère Bruno, sans plus, avec toute sa formidable élastique tolérance.  » Mais moi, vous comprenez, je ne vais pas sortir comme un zinzin !  »

Sortir, donc, mais recevoir, surtout. Hier avait débarqué un pèlerin tout frisé,  » avec des cheveux comme ça « , mime Bruno, levant haut les manches par-dessus sa quasi-calvitie. Le rasta crotté n’était resté qu’une nuit, emboîtant le pas à ces quelque 200 visiteurs bienvenus chaque année (beaucoup de Hollandais), la plupart en route (à pied, à cheval ou à vélo) vers Saint-Jacques-de-Compostelle. En revanche, les scouts de Flandre qui sonnent à la porte à 22 heures ( » Hebt u nog plaats, Broeder ? « ) doivent s’attendre à un accueil gratiné.  » ça téléphone tout le temps à ses bonnes amies, et ce n’est même pas fichu d’annoncer autrement son arrivée ! Ils s’en moquent, les gamins, mais nous, ça nous réveille, à cette heure-là !  » Ne pas l’oublier : un chanoine prend son premier office (des lectures) à 6 h 30. C’est avant l’oraison (une prière solitaire, qui peut se faire  » où on est le mieux, mais pas sur son lit « ), avant laudes, et donc, bien avant le petit déjeuner… La bougonnerie de Bruno n’est que transitoire, évaporée au soleil de son optimisme illimité. Sa devise latine est  » Ama  » ( » Aime ! « ) et sa description des portraits de ses prédécesseurs, dans le local où a lieu l’élection de l’abbé, a le chic de s’arrêter à sa petite personne. Modeste Bruno…  » On est pieux, on annonce Jésus-Christ… Mais on aime bien de porter l’humanité. Et ce n’est pas du Jésus-Christ sec comme un whisky qui arrache !  » Parlons alcool, d’accord. Où reste la bière, mon père ? Et la brasserie ? Et la buvette ? L’air malheureux de Bruno traduit une profonde déception :  » On n’a rien de tout ça chez nous.  » Blonde, brune, triple ou radieuse, la Leffe n’est plus fabriquée dans les faubourgs de Dinant depuis belle lurette – c’est AB InBev qui la brasse, à Louvain, la commercialise et verse des royalties aux chanoines.  » On n’en boit même pas, lâche Bruno. Uniquement de l’eau… « 

La marquise et les ados

 » Mes chères colombes, je suis arrivée à l’entrée du moutier, où le frère portier obséquieux m’a introduite dans un petit salon se trouvant devant la clôture et d’où l’on voit une cour entourée des quatre côtés par un beau cloître sous des bâtiments très curieux à cause de leur style…  » Lorsqu’elle fait halte, le 11 juillet 1705, à l’abbaye de Leffe, Madame de Maintenon est frappée par la disparité de ses bâtiments, elle qui n’en a connu ni la tour néobaroque, ni le célèbre campanile établi sur une ancienne tour carrée d’où, tous les quarts d’heure, un jaquemart laisse tomber les notes d’une antienne à Marie. Ni, bien sûr, le nouvel orgue en chêne de Bourgogne, aux claires-voies sculptées et recouvertes de feuilles d’or, qui, depuis 1996, répand son  » parfum de louange  » (l’image est de Bach), en particulier sous les doigts de Bernard Foccroulle, qui en a plusieurs fois tâté le clavier pour des enregistrements de CD. Qu’a contemplé la marquise, alors ? Elle a certainement franchi le porche, toujours debout, de l’ancienne église abbatiale, devenu à présent l’entrée principale du monastère – celle-là même où les ados en mal d’une litière tardive reçoivent des mains de l’abbé leur vespérale dérouillée… Aujourd’hui, gothique, moderne ou renaissant namurois donnent aux pierres des teintes diverses, sur lesquelles Bruno, lorsqu’il jardine, lève son regard bleu d’eau en tendant l’oreille. La Leffe, qui prend sa source à Achêne, coule toujours sous l’abbaye, cette  » clairière où la terre rencontre le ciel  » ; le mugissement des voitures, le ralenti cliquetant des trains s’entendent aussi, assourdis, par-delà les murs…  » ça ne nous gêne pas, chuchote Bruno, on est bien. Ce n’est pas grave. Rien de plus, encore, que cet éternel grand écart… « 

Abbaye Notre-Dame de Leffe, 1, place del’Abbaye, à 5500 Dinant. 082 22 23 77 ou www.abbaye-de-leffe.be

La semaine prochaine

4. L’abbaye de Maredret

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VALéRIE COLIN. PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS

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