Comment les artistes ont-ils vu ou prédit le monde ? Comment réagissent-ils à ce présent qui nous inquiète ? Et que faire de l’utopie ? Deux expositions — l’une tournée vers le passé, à Paris, et l’autre axée sur le futur, à Bruxelles — apportent bien des réponses.
« Demain, qui gouvernera le monde ?, interrogeait Jacques Attali dans un essai au titre interpellant (Fayard, 2011). Personne sans doute. Et c’est le pire. Aucun pays n’aura le moyen de maîtriser les richesses de la planète. Et personne ne voudra d’un gouvernement mondial… » Mais comment en sommes-nous arrivés là ? La réponse pourrait se trouver dans un autre texte de l’économiste français, qui sert aujourd’hui de base à deux expositions : l’une au Louvre, à Paris (1), et l’autre aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB), à Bruxelles (2). Avec Une brève histoire de l’avenir (Fayard, 2006), Attali propose, en effet, une synthèse de toutes ses réflexions sur l’état du monde à travers les grandes étapes de l’Histoire des hommes et de l’Occident en particulier.
Au Louvre, 200 oeuvres d’art, du scribe égyptien aux Fugitifs de Daumier, mises en scène par une quinzaine d’artistes contemporains, illustrent tour à tour le temps de l’ordonnancement du monde, des grands empires, de l’élargissement du monde et, enfin, du monde d’aujourd’hui. A chaque étape, on assiste aux utopies avec, en filigrane, le désir de liberté depuis le développement d’un système jusqu’à sa chute. Si notre passé se construit à partir du monothéisme juif et de la raison grecque, il définit aussi notre présent à partir de l’avènement d’une société de marchands aux XIVe et XVe siècles et avec elle, selon Attali, celle de nos démocraties modernes.
A partir de ce moment, libéré de ce que le polémiste nomme » leurs fonctions mystiques « , peintures et sculptures gagnent en autonomie tout en rapprochant de plus en plus les artistes des acteurs privés dont ils vont lisser le portrait. Attali distingue alors dans cette évolution marquée à son tour par des inventions techniques et des avancées scientifiques neuf » coeurs » associés à des villes d’abord européennes (Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam et Londres) puis américaines.
Si la démonstration du Louvre vise à éclairer notre futur par l’exemple du passé, les MRBAB s’attachent à développer la question des menaces et des utopies d’aujourd’hui à partir du seul recours aux artistes contemporains (lire aussi Le Vif/L’Express du 11 septembre). Le parcours démarre à l’heure de l’invention, en 1969, du premier microprocesseur. En huit chapitres et treize espaces, le propos balise les grandes étapes de ce demi-siècle bouleversé qui, des attentats du 11-Septembre aux terrorismes d’aujourd’hui en passant par la question de l’écologie menacée et les guerres cybernétiques, aboutissent à ce qu’Attali nomme » l’hyper-empire « .
Aucun grand discours cependant. Mais des signaux très visuels envoyés par les artistes. Le choix des commissaires Pierre-Yves Desaive et Jennifer Beauloye s’est porté sur des oeuvres bien particulières de 70 artistes internationaux. Si certaines ont été prêtées par de grandes institutions de New York, Moscou et Vienne, l’essentiel provient de galeries d’art et de collections privées. Evitant les pièges de l’intellectualisme (un musée n’est pas un centre d’art), l’exposition s’adresse autant aux émotions qu’à l’esprit critique. On pourrait craindre l’excès de pessimisme, la noirceur de l’ensemble. En somme, une énième expression de bonne conscience. Ce serait sans compter l’avertissement d’Attali : » Toute oeuvre d’art qui serait positive ne serait que propagande. L’oeuvre d’art porte en elle l’inquiétude mais elle devient positive par le souffle qu’elle donne. » Or, ici, du souffle, on en prend plein la vue sans jamais pourtant tomber dans le monumental ni le sensationnel. Et ce d’autant plus que les artistes choisis, s’ils sont connus des spécialistes, ont rarement été montrés dans nos musées.
La pertinence des images
C’est, sans doute, une des qualités de cette exposition. La plupart des oeuvres, d’une lisibilité immédiate, nous entraînent vers des questions parfois dérangeantes, violentes, souterraines, voire plus philosophiques (celle du Temps, par exemple) mais qui, toujours, nous ramènent ici et maintenant. Exemples ? Quand, dans une pièce interactive, le visiteur est invité à composer son propre drapeau à partir d’éléments empruntés à tous les drapeaux du monde, il nie le concept même de nation. Quand, médusé, il assiste à l’explosion d’une centrale nucléaire, le souvenir de Fukushima ressurgit. Quand, dans un espace réservé à la thématique de la guerre, il contourne les maquettes d’une église chrétienne, d’un mausolée de l’islam et d’une synagogue, réalisées en 2007 avec comme seuls matériaux des armes et des munitions, il affronte une actualité qui n’a pas attendu Daech pour être menaçante.
Et quand le sens de l’image n’apparaît pas au premier coup d’oeil, le visiteur peut consulter des cartels disponibles dans chacune des sections. Ainsi ce dessin de petits soldats de plomb, les uns debout, les autres tués, une des premières oeuvres réalisées à l’aide d’un programme informatique basé sur l’aléatoire. Au premier abord, rien de très exceptionnel. Sauf que cet opus a été réalisé par un ancien combattant de la bataille des Ardennes comme une protestation face à la guerre du Vietnam et à son jeu de massacre. On peut aussi citer un graphique de Lombardi (un plasticien américain inquiété – assassiné, dit la légende – par le FBI), révélant, à la suite d’une enquête minutieuse, les liens existants entre les sociétés privées et le pouvoir.
L’artiste se fait enquêteur et use de tous les moyens aujourd’hui informatiques pour mettre en évidence les liens existants entre les divers nouveaux maîtres du monde. Ainsi, cette carte de l’Arctique peu à peu habitée par les sigles des grandes sociétés conquérantes du continent blanc. Bien sûr, comme par le passé, l’engagement de l’artiste, à la fois sentinelle du monde et parfois voyant, n’évite pas toujours l’ambiguïté. Ainsi, lorsqu’Eugenio Moreno réunit les trois livres sacrés (la Bible, la Torah et le Coran) en apposant sur la couverture le mot » Love « . L’intention est belle sauf que la graphie renvoie à une oeuvre emblématique du pop art américain signée Robert Indiana. On pourrait aussi citer la tour de Babel imaginée par les frères Chapman. Soit un ensemble étourdissant fait à partir de figurines miniatures mêlant au clown US McDonald des squelettes, des zombies, des soldatesques nazies, des mises en croix et des têtes décapitées. L’oeuvre pointe nos fascinations pour les films d’horreur (on peut sourire) autant que la réalité, le passé de toutes les guerres d’hier et d’aujourd’hui. Oui, le monde bascule mais, comme le rappelle Attali, quand une société abandonne le défi de la liberté, elle disparaît. C’est ce que nous rappellent les artistes et une dernière section réservée… aux utopies.
2050. Une brève histoire de l’avenir.
(1)Au Musée du Louvre, à Paris. Du 24 septembre au 4 janvier. www.louvre.fr
(2) Aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles. Jusqu’au 24 janvier. www.expo-2050.be
Catalogues parus aux éditions Hazan (Louvre, Paris) et Snoeck (MRBAB, Bruxelles). Les oeuvres illustrant cet article sont exposés au MRBAB.
Par Guy Gilsoul