11(000) jeunes filles stoïques

Au terme de leur pèlerinage à Rome, elles finiront toutes assassinées à Cologne… C’est leur histoire impassible que narre, depuis cinq siècles, un reliquaire exceptionnel, pièce maîtresse de l’ancien hôpital Saint-Jean, à Bruges. – Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour continuer la série, voici…

Pour reculer d’exac-tement 522 ans dans le temps, le bruitage, ici, est parfait. Bien qu’elle soit devenue une suite ininterrompue de boutiques de dentelles, de pralines et (c’est nouveau) de cupcakes où se pressent, affolées, des cohortes de touristes anglaises, la Mariastraat, sur laquelle ouvre l’entrée du musée Memling in Sint-Jan, à Bruges, est surtout parcourue par des calèches. Perçu de l’intérieur du bâtiment, qui fut jadis un hôpital au bord d’un canal, le cliquetis des sabots sur la chaussée permet d’imaginer facilement la scène, telle qu’elle dut se dérouler, le 21 octobre 1489. Il fait froid, humide et sombre, et l’on tousse beaucoup dans les travées de lits où les malades s’entassent à plusieurs : ce jour-là, c’est la sainte Ursule, patronne des drapiers, des jeunes filles et des grabataires – qu’ils invoquent pour obtenir une  » bonne mort « . A l’occasion de la fête de la vertueuse, ses ossements, objets, dans l’hôpital, d’une dévotion particulière, vont être transférés de l’ancien reliquaire à une nouvelle châsse, toute d’or et de couleurs vives. Ce chef-d’£uvre a été commandé par la communauté religieuse à l’un des plus prestigieux primitifs flamands, Hans Memling. On ne sait pas exactement si le peintre assiste à la cérémonie. On suppose que oui. C’est, en un sens, un habitué de la maison : a-t-il été soigné sur place, après avoir servi dans l’armée de Charles le Téméraire, pour ensuite, comme certains le pensent, honorer sa facture d’hôpital en tableaux ? Possible. En 1480, il fait en tout cas partie des plus riches citoyens de la ville : il y dirige un atelier aux productions abondantes, destinées à une clientèle  » haut de gamme « . Ce mercredi-là d’automne, tous, moribonds et bien-portants, retiennent leur souffle. Un écrin tout neuf attend les reliques : non plus l’étroit coffre à jouets en bois, travail anonyme du XIVe siècle (conservé dans le musée, et rare témoin de la peinture pré-eyckienne des Lage Landen), mais un meuble somptueux de près d’un mètre de longueur, en chêne sculpté doré à la feuille, épousant la forme d’une chapelle de style gothique flamboyant pourvue d’un toit en bâtière… Memling en a peint les quatre faces. Son sujet ? Une légende alors à la mode : le pèlerinage mythique et le meurtre d’Ursule, princesse bretonne…

Une fieffée tiestue, la jouvencelle ! Fille du roi chrétien Maurus (IVe siècle), obligée d’épouser un prince païen, elle pose quantité de conditions. Que son père lui procure dix vierges pures et bien élevées, censées la consoler. Qu’on lui confie, à elle et à ses distinguées camarades, mille autres rosières. Qu’on lui accorde trois ans pour accepter le sacrifice de sa virginité. Qu’Euthérius, le promis, mette au moins cette période à profit pour se faire baptiser et instruire dans la foi. Enfin, qu’on équipe des vaisseaux qui feront route pour Rome, avec tout ce beau monde à bord. Rien que ça ? Des historiens ont quelque peu minimisé ses exigences, notamment quant au nombre de dames de compagnie : il semble que l’inscription XIMV ait été mal interprétée, voici cinq siècles. Les copistes auraient dû lire  » XI Martyres et Vierges « , et non  » XI Mille Vierges « . Onze ou onze mille, c’est effectivement une différence…

Une sacrée bande de bourgeoises

Il n’empêche : avec cinq autres chefs-d’£uvre de Memling, l’imposante châsse aux chastes voyageuses trône toujours dans la chapelle de l’hôpital – mais sous cloche de verre. Par quelle vignette en débuter la lecture ? Rien ne l’indique. Après avoir tournicoté deux fois autour de l’ensemble, une visiteuse anglophone finit par s’immobiliser devant le premier panneau à droite de la Vierge. « I think it starts here, honey ! «  lance-t-elle d’une voix trop vive à son époux. Oui, c’est bien là que le drame commence, avec le joyeux débarquement à Cologne, dont Memling a rendu les édifices avec une exactitude déconcertante. Première étape, donc, la grande cité rhénane : à peine descendues du bateau, Ursule et ses copines, qui ne sont visiblement pas 11 000 mais forment quand même une sacrée bande de bourgeoises, rencontrent les huiles locales, au rang desquelles figure la princesse Sigilindis, une drôle à lunettes. Et ce sont bien des femmes fortunées, toutes ces belles passagères qu’on entend pépier chiffons, en rajustant leurs cornes et leurs queues de cheval, sous le regard de la vierge Blandula, jeune personne en charge d’un beauty-case plein de pierreries… Trop futile, peut-être, trop évaporé, trop frivole, trop désinvolte : Memling, ce rabat-joie, introduit déjà dans l’image la catastrophe à venir, par un avertissement presque invisible. Si délicat, en tout cas, qu’il suggère que la soumission à Dieu n’exclut nullement le charme de la jeunesse : à l’étage d’une maison, un ange annonce en effet à la Bretonne, déjà couchée, sa triste destinée…

Dans la séquence suivante, qui assure, via le Rhin, une continuité avec celle qu’on vient de quitter, les mêmes filles, guère plus fatiguées, ont abouti à Bâle (au décor imaginaire, cette fois). L’étape marque la fin du déplacement fluvial, et l’artiste a représenté la kyrielle de demoiselles cheminant à pied vers Rome, à travers les montagnes. Jusqu’au terminus : dans la ville sainte, qui ressemble à une cité néerlandaise du XVe siècle, le pape Cyriaque confesse et bénit. L’objectif est atteint, mais l’effroyable ne s’est pas encore produit…

Non merci, vraiment

Pour en découvrir l’horreur, il faut contourner la châsse. Admirez en passant le petit côté de l’édifice où la sainte abrite, sous son manteau brodé d’hermine, dix s£urettes d’infortune, et reprenez la lecture de gauche à droite. Cyriaque, qui a pressenti le supplice d’Ursule, a abandonné son fauteuil papal : le voilà qui prend la tête de la pieuse caravane quittant Rome, avec sa cargaison de pucelles, et les retardataires qui se pressent d’embarquer.

L’£il glisse facilement d’une scène à l’autre, vers Cologne à nouveau, où le massacre s’accomplit pour de bon. Et c’est une étrange mise à mort qui s’offre à nous, calme et posée, sans un cri (à peine l’une des vierges cache-t-elle son visage dans ses paumes). Ursule, ferme, digne, impavide, reçoit dans les bras son fiancé qu’un Hun vient de passer au fil de l’épée. Tous ont l’air bien gentils, d’ailleurs, bien polis, tueurs comme transpercées, pas un hurlement ne fuse, juste une supplique murmurée ( » S’il vous plaît « ,  » Pitié… « ).

Le dernier panneau montre le martyre d’Ursule, quelques secondes avant son exécution. Memling a déposé le pinceau au moment précis où l’archer décoche sa flèche, sous l’£il d’un chien blanc aux pattes élégamment croisées. Aucunement paniquée, la main levée en un geste d’admirable retenue ( » Faites, mon ami, je vous prie… « ), la jeune fille décline l’odieux marché qu’on vient de lui proposer : la vie sauve contre la couche du roi des Huns. Que ce bougre-là soit incarné par le bourreau vêtu d’une armure de seigneur bourguignon, ou par l’homme au costume oriental, peu importe : Ursule a dit non. Non merci, vraiment. On devine la suite, mais le film s’arrête là, et tourner autour de la châsse nous ramène immanquablement au portrait de la Vierge (la mère de Dieu), d’une sereine résignation sous la blondeur de ses longs cheveux.

Voilà bien du Memling. Avec sa conception spatiale et ses perspectives tellement fouillées, ses mouvements à peine esquissés, ses marques constantes de quiétude et d’équilibre, l’odyssée tout à la fois confuse, placide et naïve de sainte Ursule colle à l’esprit du maître.

Aussi, tournez les talons : plus loin, dans le diptyque de Maarten van Nieuwenhove avec la Vierge (1487) – un titre affreux pour un double portrait sublime, également visible dans l’hôpital-musée -, une même intense expression intérieure frappe les visages des protagonistes. A droite, le commanditaire de ce tableau-dévotion, jeune patricien brugeois de 23 ans, bel homme imberbe à mèches noisette et lèvres épaisses ; à gauche, celle à qui il rend hommage. La madone, qui offre une pomme à un poupon assis sans lange (aïe) sur un coussin brodé, a ce visage extraordinaire en ovale étréci, saisissant jusqu’au malaise d’absolue pureté, de grandeur et de détachement.

Memling, qui fut probablement l’élève de Rogier Van der Weyden, autre star du  » primitisme  » flamand, fait plus fort encore dans son unique portrait isolé de femme connu. Sa robe noire à taille haute et ses rangées de bagues indiquent son rang : la Sybilla Sambetha (1480), ou Maria Moreel, fille de bourgmestre brugeois, est bien la s£ur aînée, socialement parlant, de chère Ursule. Picturalement aussi. Ce n’est pas qu’elle soit belle, non (sourcils épilés, lèvres pâles anémiées… on la trouverait difficilement au goût du jour). Non, ce qui fait d’elle la parente incontestée de la martyre bretonne, c’est son attitude d’hallucinante fixité. Ses petits ongles manucurés comme agrippés à l’encadrement, en une illusion d’optique dont Memling a le secret, la jeune fille s’est pétrifiée, pour l’éternité, dans une extatique contemplation d’une vision inéluctable et funeste, seule connue d’elle, sans doute, mais qui ressemble assez à celle de son propre anéantissement.

La semaine prochaine

4. LE DÉNOMBREMENT DE BETHLÉEM

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

En pratique

La châsse de sainte Ursule se trouve dans le Memling in Sint-Jan, Mariastraat 38, à 8000 Bruges. Accueil de 9 h 30 à 16 h 30. Infos au 050 44 87 43 ou sur www.museabrugge.be

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/LUNA

Tous ont l’air bien gentils, bien polis, tueurs comme transpercées

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