Depuis que les anciens chanoines norbertins ont mis la clé sous le paillasson, le monastère brabançon est aux mains d’un trio de pères maronites. Qui l’assurent : » Toutes choses vont bien, grâce à Dieu ! » Mais entre ferveur orientale et tradition locale, les paroissiens y perdent un peu leur latin…
Vissée à la grille du monastère, une plaque en céramique fait v£u d’hospitalité : » Abbaye des Prémontrés. Frappez et on vous ouvrira… Luc, 11 : 9 « . On sonne. Personne. Longtemps. Puis, comme sortie d’un rêve, une apparition noiraude, au loin, agite la main d’un signe discret : robe noire, visage basané, poil de jais. De près, le père Marc arbore un sourire franc, et des constellations de pellicules qui illuminent d’étoiles blanches les ténèbres de sa chasuble corbeau. Pas très causant, le père Marc. A part lui, pas un chat, non plus, ne glisse dans le long couloir gothique où le voilà parti chercher son supérieur. Alors on attend, dans un salon froid, bleu, au mobilier hétéroclite, où chaque siècle, depuis le xiie, semble avoir laissé des sièges témoins de la fuite du temps, du trône en chêne sculpté au fauteuil en Skaï, tous bizarrement rangés le long des murs, comme pour une audience solennelle du grand mufti d’Arabie… Sur des tables basses, à côté de bols remplis d’£ufs en chocolat plus très nets, s’alignent des boîtes de Kleenex, comme si la pièce allait rassembler bientôt une assistance éplorée – ou juste salement enrhumée. Arrive le père Charbel, 30 ans. Disponible, bienveillant, bien en chair et… libanais, à l’instar des pères Marc et Fadi, tous deux 31 ans, seuls occupants des lieux, désormais. » Nous nous sommes installés ici en septembre dernier. Le 1er janvier 2010, nous prenions en charge la gestion de l’abbaye. » Alors, ne cherchez plus les anciens Prémontrés : faute de vocations pour assurer la relève, les trois pères survivants (dont l’aîné Donatien, 87 ans) ont roulé leurs baluchons, et rejoint cet hiver leur communauté originelle d’Averbode (Brabant flamand), en veillant à confier les clés de l’abbaye à l' » Ordre libanais maronite « , par la grâce d’un bail emphytéotique de 99 ans. De sa voix douce, au français teinté d’adverbes étranges, Charbel se veut rassembleur : » On espère étoffer nos rangs à l’automne. D’autres pères viendront tout de suite [NDLR : il veut dire directement] du Liban. En attendant, nous voulons servir l’Eglise belge et les paroissiens de Bois-Seigneur-Isaac, selon notre goût oriental… » C’est un peu ça, le hic. Que les compères renoncent à la viande deux jours par semaine laisse sans doute les villageois indifférents. Qu’ils récitent le Notre Père en araméen ne choque pas – au contraire, cette curiosité plaît, car telle est la langue du Christ. Mais d’autres petites choses chipotent les fidèles. C’est lâché du bout des lèvres, » parce qu’après tout, confient les plus loquaces, on ne sait pas, c’est peut-être encore un peu tôt pour juger « . Mais quand même. On marmonne que le ministère pastoral des Prémontrés est » très regretté « , et que les nouveaux frères se considèrent » en pays de mission « . Alors, affirmer, comme l’assure Charbel, qu’il n’y a pas de » décalage de culture « , c’est aller vite en besogne.
Saint-Sang vs Saint Charbel
Car l’histoire de l’abbaye de Bois-Seigneur-Isaac repose sur un miracle après tout très local, advenu dans ce plateau agricole, moucheté de laitières pie noir, et sabré aujourd’hui par l’ancienne grand-route de Nivelles à Hal. Quand sire Pierre, le curé de Haut-Ittre, s’obstine à gratter, du bout de l’ongle, une miette d’hostie consacrée qu’il a oubliée la veille sur le corporal à peine déplié, du sang se répand sur le linge, comme d’une plaie vive, à petits bouillons mousseux. C’était en juin 1405. Tant de pèlerins affluèrent alors, dans la chapelle bâtie près de trois siècles plus tôt par un certain Isaac, croisé rescapé des Sarrasins, qu’un prieuré y fut vite érigé, au bénéfice de chanoines réguliers de Saint-Augustin. Leurs suiveurs, pleins d’allant, durent prolonger la chapelle par une église longue de 33 mètres (en 1442), dont ils élargirent ensuite le ch£ur (en 1534). Vingt ans plus tard, ils commandaient à un orfèvre de Louvain un ostensoir gothique lancéolé, afin d’y nicher le coupon de nappe taché de brun. L’objet est toujours visible à l’abbaye, avec, sous verre, son carré de tissu crème qu’on dirait imbibé de Cécémel. Il trône en bonne place dans l’ancienne sacristie ouverte au public, parmi trois autres artefacts précieux : un morceau de l’illustre croix en bois (cédé au monastère, après la Révolution française, par des chanoines de l’abbaye de Floreffe), une épine de la sainte couronne (épaisse comme une aiguille à épidurale, brrrr) et un fragment de la pierre d’autel sur laquelle a coulé le fameux liquide miraculeux. Ce lieu de recueillement, fréquenté depuis plus de six cents ans par des chrétiens accablés ou reconnaissants (en ce compris Louis XI), vient en outre d’accueillir un » intrus « . Car les pères maronites ne sont pas venus les mains vides. Alors que les Prémontrés s’en retournaient à Averbode avec quelques beaux meubles et tableaux anciens, les bagages des nouveaux locataires comportaient une relique de poids : un coffret doré, en forme de cèdre, contenant un chicot d’os de saint Charbel… Ah, ce Charbel ! Le même prénom que celui du père supérieur maronite ! Et ne dirait-on pas que l’élu tente, en douce, une OPA sur BSI ? Né Youssef Antoun Makhlouf (le 8 mai 1828 à Beqaa Kafra, dans le nord du Liban), le saint homme a désormais son effigie exposée un peu partout à l’abbaye. Posters par-ci, brochures par-là – où l’on apprend que, » dans l’éclat de son essence érémitique, il vivait agenouillé sur un plateau en réseau » (en roseau ?)… » C’est Charbel partout ! » s’étonnent des paroissiens, jusqu’ici très peu en phase avec l’image du barbu encapuchonné. » Il faut sans doute une période d’adaptation, reconnaît avec prudence une voisine. Mais la liturgie des heures dans un mélange franco-arabe, franchement, ça surprend… «
Les Maronites et leur ermite contemplatif, » ivre de Dieu « , sont toutefois confiants. Ils rappellent qu’en Orient la vie monastique n’est jamais fixe, que le moine est toujours en exil, ici ou là, où son père général l’envoie, et qu’il faut avancer avec cette errance inscrite dans la tête. » Ce qui compte, c’est assurer les besoins des fidèles « , insiste l’un d’eux. Et tout ça exige mansuétude et temps, » aussi pour approfondir les lois belges » (ce pour quoi une existence humaine ne saurait suffire, même à temps plein, même retiré en plein c£ur du plateau désertique de l’antique Phénicie). Imperturbable et taiseux, le père Marc s’est fondu derrière le comptoir de la boutique de l’abbaye. Son étal comprend un bel assortiment de chapelets, médailles, bougeoirs et carnets de prières estampillés Saint-Sang – qui reste le fond de commerce de l’abbaye. D’ailleurs, dans toutes leurs misères terrestres, c’est toujours à lui (et non à Charbel) que s’adressent les croyants. » Saint-Sang miraculeux, aide-moi à porté [sic] ma croix, même si elle est lourde « , » Saint Sang, dégrossis le ventricule de notre petit X, pour qu’on ne doive pas l’opérer « , » Saint-Sang, s’il vous plaît, faites que notre haine disparaisse, de moi-même et de mon époux « … Dans les suppliques manuscrites couvrant le livre d’or ouvert dans l’église, point de saint Charbel. Vexant, peut-être, pour celui dont on a gauchement ajouté le nom sur le tronc qui récolte les aumônes. Charbel (le vivant) continue gentiment sa visite. S’il pointe du doigt les vitraux de l’église (fabriqués en 1903) narrant l’existence du seigneur Isaac, il omet de souligner l’intérêt des 38 stalles de chêne, fruits d’un xviiie siècle prospère qui donna aussi à la nef son curieux plafond en stuc. Pas un mot, en fait, sur l’histoire récente de l’abbaye – de sa suppression, à la Révolution française, à sa résurrection en 1903 par l’arrivée de Norbertins de l’abbaye de Mondaye (Calvados), relayés en 1921 par ceux d’Averbode. Mais son regard caresse la statue de la Vierge, qu’il a fièrement habillée pour l’Ascension, à la » mode orientale » – tendre enroulement d’un drap bleu électrique piqueté de fleurs en plastique. Ses pas mènent ensuite dans un local au mobilier médiéval gâché par de méchants fauteuils années 1970, puis dans une chapelle moderne où l’iconique Charbel s’est à nouveau invité, en compagnie d’une vierge peinte légendée Yoldate Aloho (la mère de Dieu, en araméen). Exit les portraits de saint Norbert et de son premier disciple Hugues, de même que les reliques du bienheureux qui reposaient, jusqu’il y a peu, dans une châsse placée sous l’autel. Un bref coup d’£il au grand réfectoire, qui ne bruisse plus depuis longtemps du chuchotement des tablées de Prémontrés, un détour par l’étage (où des chambres spartiates accueillent des retraitants), via un escalier cracra doté encore du monte-personne de frère Donatien, et voili-voilà.
Alors, sortons. L’église est un monument historique, tout en grès et classé » patrimoine exceptionnel de Wallonie « , dont l’austère étendue s’apprécie pleinement du dehors. Son portail sud a été muré en 1906, et remplacé par une ouverture plein ouest néogothique. Au sol, des pavés usés forment un géant c£ur de pierre, presque mangé par l’humus. A côté du prieuré, la ferme abbatiale fait bande à part : elle est exploitée en centre équestre. Et cette intrigante allée à la porte du monastère ? Achevée à chaque extrémité par deux portiques, cette large voie herbeuse, bordée d’une double rangée de soixante hêtres rouges et verts, ne mène pourtant qu’à une route. Il suffit de pousser la promenade jusqu’à elle, puis de faire demi-tour, pour que tout s’explique : dans le prolongement de ce majestueux chemin de terre se dresse un château, séparée de son allée à carrosses par la chaussée Bois-Seigneur-Isaac/Braine-l’Alleud, descendante macadamisée d’une servitude qu’empruntaient jadis les villageois pour se rendre à l’église…
Paratonnerre en berne
Depuis son salon du château, entre tables à gibier et soupières en argent, la baronne Christine Snoy ne voit sans doute plus la disgrâce de cette route qui sabre en deux le vaste complexe féodal. Pour l’heure, la dame est toute à son affaire, à tenter de rassembler les éléments constitutifs de l’histoire du lieu. Ce sont bien des ancêtres de son époux qui, au xviiie siècle, transforment en résidence de plaisance cette forteresse posée sur la ligne de défense entre comté de Hainaut et duché de Brabant. Rachètent aussi l’église et l’abbaye. Se défont de cette dernière, mais pas de l’église, dont le bail a été rétrocédé aux Maronites pour vingt-sept ans. Nouveau souci pour la baronne : une tempête a courbé sous la bourrasque le paratonnerre du clocheton, qui pend tristement au sommet de la chapelle. Et chagrin : » Nous étions très liés aux Prémontrés, qui ne sont pas partis de gaieté de c£ur. Avec les Maronites… » La baronne suspend sa phrase. Puis raccroche au temps présent, en s’ébrouant d’une voix soudain assurée, qui semble chasser d’un seul coup tout son spleen : » Mais, c’est sûr, on va s’accorder ! «
Abbaye de Bois-Seigneur-Isaac,2, rue A. Demoor, à 1421 Braine-l’Alleud. 067 89 24 20.
La semaine prochaine
2. L’abbaye de Brialmont
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VALéRIE COLIN. PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS