Corruption Zelensky
Que savait ou pas Volodymyr Zelensky de l’affaire de corruption révélée par le Parquet anticorruption? © FRANCE 24

Le scandale de corruption qui éclabousse l’Ukraine «soulève beaucoup de doutes» sur Zelensky

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le détournement de fonds aux dépens de la compagnie nucléaire nationale implique le cercle rapproché du président. Pouvait-il en ignorer tout?

L’Ukraine a déjà connu des affaires de corruption plus importantes, y compris depuis l’accession à la présidence de Volodymyr Zelensky. Mais celle révélée le 10 novembre par le Parquet anticorruption (Sabo) et par le Bureau national anticorruption (Nabu) détonne parce qu’elle implique au moins un proche du chef de l’Etat. Timur Mindich l’est de longue date: il a créé avec Zelensky la société de spectacles Kvartal 95, qui a porté la carrière de comédien de celui qui est devenu chef de guerre.

Les révélations des organes anticorruption (des détournements de fonds pour un montant de 100 millions de dollars, soit 86 millions d’euros, aux dépens d’Energoatom, la compagnie nucléaire nationale) ont mené au limogeage du ministre de la Justice et ancien ministre de l’Energie, German Galushchenko, et de l’actuelle ministre de l’Energie, Svitlana Hryntchouk. Timur Mindich, lui, est en fuite, ayant réussi à quitter l’Ukraine avant les perquisitions menées à ses domiciles.

Correspondant en Ukraine du quotidien La Croix, Sébastien Gobert a publié L’Ukraine, la République et les oligarques (Tallandier, 2024), une enquête approfondie sur la corruption qui gangrène le pays depuis les années 1990. Il analyse la portée de l’affaire de détournements de fonds chez Energoatom.

Cette affaire est-elle celle qui touche au plus près le président Zelensky et le sommet de l’Etat?

Tout à fait. Depuis son élection en 2019, Volodymyr Zelensky s’est toujours distancé des différents groupes d’intérêts qui évoluent autour de la présidence. Il a délégué la charge du pilotage de la machine de l’Etat à des collaborateurs. Lui s’est focalisé sur la communication stratégique, les grandes orientations politiques, la coordination de l’effort de guerre avec les partenaires étrangers… Dès lors, on ne l’associe pas intrinsèquement à ces questions de détournements de fonds, de rackets, d’extorsions, de blanchiments d’argent parce qu’on ne le voit pas mettre les mains dans le cambouis. Mais cette affaire implique plusieurs personnes qui lui étaient si proches et sa réaction est si timorée que le doute est permis quant à ce qu’il savait, ce qu’il a éventuellement autorisé, ce sur quoi il aurait fermé les yeux.

Ces révélations jettent-elles une lumière nouvelle sur les événements du début de l’été, des perquisitions contre des enquêteurs du Nabu et la tentative d’instauration d’une loi les mettant, lui et le Sapo, sous la tutelle du gouvernement? Ces opérations visaient-elles à étouffer cette affaire?

C’est la conclusion à laquelle sont arrivés beaucoup d’observateurs et les enquêteurs eux-mêmes qui ont pris la parole dans différents médias. Entre juin et juillet, l’homme au cœur d’un scandale de corruption, une affaire assez banale d’intérêts fonciers, était Oleksiy Tchernychov, l’ancien ministre de l’Unité nationale et vice-Premier ministre. A l’époque, on pensait que cette nouvelle loi avait été proposée pour le protéger. Mais ce dossier est aussi au cœur de l’affaire révélée le 10 novembre, l’extorsion de fonds d’Energoatom, dont une partie a été redirigée vers des intérêts fonciers et la construction d’un ensemble résidentiel près de Kiev. Les enquêteurs et les journalistes d’investigation sont arrivés à la conclusion que cette loi adoptée fin juillet (NDLR: annulée ensuite par Zelensky sous la pression de la rue et des partenaires européens) visait surtout à empêcher que le Nabu et le Sapo puissent continuer leur enquête et en livrer les résultats.

«La révélation de cette affaire prouve qu’en matière de corruption, l’Ukraine n’est pas la Russie.»

Les soupçons se sont-ils resserrés sur la personne de Volodymyr Zelensky?

On ne sait pas. Mais tout ceci suscite le doute. Auparavant, on pouvait critiquer le président parce qu’il ne s’intéressait pas à ce genre d’affaires, parce qu’il laissait passer trop de choses, et parce qu’il ne faisait pas respecter une certaine discipline au sein de ses troupes. Depuis la révélation de cette corruption, la question est de savoir s’il savait ou même s’il a donné son accord sur certains aspects, sachant que c’était clairement répréhensible aux yeux de la loi. Le scandale peut entacher durablement la réputation de Volodymyr Zelensky. Les révélations sont sorties le 10 novembre. Le président les a commentées de manière lapidaire et très générale le soir même. Le 11 novembre, il n’a rien dit. C’est seulement le 12 novembre qu’il a exigé la démission du ministre de la Justice et de celle de la ministre de l’Energie. Et il a fallu attendre entre le 12 et le 13 novembre pour qu’il impose des sanctions à l’encontre de deux figures de ce scandale, dont son ami Timur Mindich. Au cours des six années de sa présidence, Volodymyr Zelensky fut beaucoup plus décisif que cela sur de nombreux autres dossiers. Le fait qu’il ait été aussi timoré et que le dossier remonte à son cercle proche soulève beaucoup de doutes.

Timur Mindich, ami de longue date de Volodymyr Zelensky. © DR

Que représente Timur Mindich pour Zelensky, au-delà du fait qu’ils ont créé ensemble la société de spectacle Kvartal 95?

Il possédait trois appartements dans l’immeuble où habitait Volodymyr Zelensky avant son élection. Les deux hommes passaient énormément de temps ensemble. Ils avaient les mêmes centres d’intérêt. Une intimité très proche les réunissait. Imaginer que Zelensky n’ait jamais été au courant de ce que faisait l’un de ses meilleurs amis est étonnant. En outre, Timur Mindich a pu quitter l’Ukraine quelques heures avant le lancement des perquisitions à ses domiciles et à ses bureaux. Cela signifie que quelqu’un de bien renseigné l’a informé. Personne ne s’aventure à dire que Zelensky l’a fait. Mais cela démontre que Timur Mindich a bénéficié jusqu’au bout de protections à un haut niveau.

Au début de son mandat, le président ukrainien n’avait-il tout de même pas pris ses distances avec les oligarques, notamment Ihor Kolomoïsky, dont on le disait proche?

C’est vrai. Mais là, on doit avoir en tête le mécanisme que j’ai essayé de décrire dans mon livre. Ce que j’appelle «la république oligarchique d’Ukraine» repose sur un accord plus ou moins tacite passé entre le deuxième président de l’Ukraine, Leonid Koutchma, et les différents groupes oligarchiques pour faire en sorte qu’au lieu de dépenser leurs ressources dans des affrontements criminels comme ceux qui avaient émaillé la première partie des années 1990, les oligarques s’affrontent dans l’arène politique, investissent dans les médias, l’administration publique, la gestion de la machine d’Etat. Résultat: depuis la fin des années 1990, il y a en Ukraine une réelle interpénétration entre l’Etat et les différents groupes oligarchiques qui se font concurrence pour le contrôle de tel ou tel secteur de l’Etat, de telle ou telle majorité au Parlement, ou dans l’arène médiatique. Au fil des révolutions ou des élections, les noms changent. Mais les règles du jeu restent les mêmes. C’est la quadrature du cercle à laquelle est confronté Volodymyr Zelensky. Il a voulu faire de sa distanciation avec Ihor Kolomoïsky le symbole de sa lutte anticorruption. Mais il n’a pas changé les règles du jeu pour autant. Maintenant, on a affaire à de nouveaux Kolomoïsky, comme Timur Mindich, qui abusent de leur position privilégiée pour en retirer des intérêts sonnants et trébuchants et pour s’en partager les dividendes. Zelensky n’a toujours pas réussi à briser les règles de fonctionnement de cette république oligarchique.

Le détournement de fonds chez Energoatom scandalise d’autant plus qu’il touche aux coupures d’électricité qui affectent les Ukrainiens. © GETTY

Le fait que cette affaire ait néanmoins pu être mise au jour par le Nabu et le Sapo n’est-elle pas une bonne nouvelle?

C’est effectivement la bonne nouvelle de cette séquence. Cela confirme que l’Ukraine n’est pas la Russie. Une telle enquête et de telles institutions de lutte contre la corruption ne seraient pas envisageables en Russie. Côté ukrainien, la révélation de cette affaire montre que ces institutions mais aussi l’écosystème qui gravite autour, les journalistes d’investigation, les ONG de la société civile, les militants civiques dans les régions et dans les municipalités, etc. continuent de pouvoir monter des dossiers étayés et de faire pression sur le pouvoir. Mais quand on constate que cette corruption à grande échelle n’a pas été enrayée, que les règles de fonctionnement de la république oligarchique sont toujours d’actualité, et que cette affaire a trait au secteur énergétique alors que des millions d’Ukrainiens font face à des heures et des heures de coupures de courant à la suite des attaques de la Russie, c’est une maigre compensation.

La «désoligarchisation» n’est pas du tout achevée…

En 2025, on constate que la mère de toutes les réformes qui doit mener à la fin de cette république oligarchique, celle de la justice pour instaurer un Etat de droit à même de lutter contre ces différents groupes d’intérêts et à les traduire en justice, n’a pas été réalisée.

En matière de montants, ce scandale est-il d’une grande ampleur, comparé à d’autres?

Le chiffre de 100 millions d’euros circule pour le montant du détournement. Ce n’est pas si «dramatique» par rapport à des affaires antérieures. A l’époque de Viktor Ianoukovitch (NDLR: président de 2010 à 2014, prorusse) juste avant la révolution de Maïdan, en 2013-2014, les affaires de corruption se chiffraient en milliards. Beaucoup de progrès ont été accomplis au cours de la décennie passée. Cette corruption à grande échelle perdure, mais on n’est plus du tout au même niveau qu’auparavant. Ce qui rend cette affaire particulièrement sensible, c’est sa connexion avec le pouvoir. Au quatrième hiver de la guerre, le pays tient bon mais il connaît de sérieuses difficultés. Et on est confronté à un paradoxe. Le 4 novembre, la Commission européenne a rendu un rapport sur les perspectives d’élargissement d’ici à 2028-2030 et a placé l’Ukraine dans le peloton de tête en disant qu’elle avait réalisé énormément de progrès dans les réformes. C’est vrai. Mais ce n’est pas suffisant parce qu’il n’y a pas encore eu de changement de paradigme au sommet du pouvoir envers la corruption et de l’utilisation des ressources de l’Etat.

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