La position du président russe est d’autant plus confortable que Donald Trump n’agite aucune contrainte qui pourrait pousser la Russie vers un cessez-le-feu en Ukraine, analyse la politiste Aude Merlin.
En affichant une grande complicité avec le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, le 1er septembre dans la ville chinoise de Tianjin, Vladimir Poutine a affiché la douce assurance d’être en position de force face à Donald Trump dans le dossier de la guerre en Ukraine. Au vu des avancées territoriales de l’armée russe dans la province de Donetsk et des bombardements redoublés sur l’Ukraine, y compris à Kiev, on ne peut que constater que rien n’a changé dans la stratégie russe depuis le sommet Trump-Poutine en Alaska, le 15 août. Que cherche le président russe? Eléments de réponse avec Aude Merlin, politiste à l’ULB et spécialiste de la Russie.
Depuis le sommet d’Anchorage, l’impression domine que Vladimir Poutine ne pose aucun geste allant dans le sens des attentes de Donald Trump pour un cessez-le-feu ou une paix durable en Ukraine. Comment l’expliquer?
Vladimir Poutine n’affiche aucune détermination à s’orienter vers la fin de la guerre. Mais il faut dire aussi qu’à ce stade, le président américain sert sur un plateau ce que son homologue russe souhaite. Il n’agite absolument aucune contrainte qui pousserait la Russie à se diriger ne fût-ce que vers un cessez-le-feu, sans parler d’une paix juste et durable. Si on déchiffre les conditions que Vladimir Poutine demande, qu’il s’agisse des prises de territoire ou du statut de l’Ukraine en matière de sécurité, c’est une capitulation de celle-ci qu’il veut. Depuis le début, il considère l’Ukraine et la traite comme s’il s’agissait d’une région rebelle de Russie. Il refuse de l’aborder comme un Etat indépendant et souverain, ce qu’elle est pourtant depuis l’effondrement de l’Union soviétique et depuis qu’elle a été reconnue, y compris par la Russie elle-même, comme un Etat indépendant. Moscou souhaite être partie prenante de la façon dont seront définies les garanties de sécurité de l’Ukraine: il y a là comme une dissonance.
«Les effets économiques des sanctions exercées contre la Russie commencent à se faire sentir.»
La perspective de sanctions en cas d’impasse diplomatique ou celle d’un accroissement des relations économiques avec les Etats-Unis en cas d’avancée vers la paix ne peut-elle pas peser sur l’attitude de Moscou?
Bien sûr, la carotte ou le bâton économiques peuvent avoir des effets. D’ailleurs, après trois années durant lesquelles on ne voyait que peu les effets économiques des sanctions exercées contre la Russie, ces dernières commencent à se faire sentir: le ministre russe de l’Economie, Maxim Rechetnikov, a lui-même reconnu que le pays était au bord de la récession. Si les prix du pétrole ont baissé, les sanctions occidentales ne sont pas non plus étrangères au fait que l’économie russe commence à flancher. Néanmoins, cela ne modifie pas le récit géopolitique du Kremlin et le président lui-même a un discours sur l’économie beaucoup plus détendu. Par ailleurs, l’économie russe a opéré une mutation importante en passant en économie de guerre –40% des dépenses publiques sont allouées à la guerre–, ce qui change la donne. Et comme on le sait, même si la part du gaz russe dans les importations de l’Union européenne a diminué (passant de 45% en 2021 à 19% en 2024), cette dernière continue à financer une partie de l’effort de guerre russe. Concernant les sanctions américaines, on voit que Donald Trump joue le chaud et le froid, d’autant qu’il s’avère que certaines sanctions secondaires ne peuvent tout simplement pas être mises en œuvre.
Vladimir Poutine dupe-t-il Donald Trump?
Oui. Donald Trump est arrivé aux affaires avec un ton bravache en pensant qu’il résoudrait le conflit en un tour de main et qu’il avait les leviers pour contraindre Poutine. C’est plus compliqué que cela. Le président et la diplomatie russes ont une grande maîtrise de l’agenda. Le Kremlin joue la montre, et plusieurs éléments peuvent expliquer la très grande complaisance de Donald Trump envers Vladimir Poutine. Il y a une fascination pour ce que représente le président russe en matière de régime politique et de leadership. Donald Trump ne s’en cache pas. Il y a aussi ce qui a pu se nouer dans le passé entre le Kremlin et Donald Trump. Régis Genté, qui a mené une enquête sur ce dossier (NDLR: dans le livre Notre homme à Washington. Trump dans la main des Russes, Grasset, 2024), émet l’hypothèse d’un Donald Trump, «contact confidentiel» du Kremlin dans le passé. Cela signifie que le président américain ne serait pas totalement libre de ses mouvements dans cette histoire. Enfin, la mauvaise maîtrise des dossiers, flagrante dans le cas de l’envoyé spécial Steve Witkoff, et l’approche mercantiliste en termes transactionnels par Washington parachèvent le tableau: cela a conduit Washington à reprendre à son compte le narratif russe sur la guerre en Ukraine à plusieurs reprises, selon lequel c’est l’Ukraine qui était tenue responsable de ce conflit alors qu’elle est agressée.
Les Européens et Volodymyr Zelensky devraient-ils agir autrement?
Je ne suis pas spécialiste de l’Union européenne, ni conseillère politique. En tant que citoyenne, je peux répondre que subsiste un problème de cohérence européenne dans le soutien à Kiev. On en revient toujours au même constat. Pour des raisons diverses, l’UE soutient l’Ukraine de façon à ce qu’elle tienne, pas de façon à ce qu’elle gagne. On est toujours sur cette ligne-là. Or, en face, il y a un acteur puissant, retors, et qui a un projet: celui de vassaliser l’Ukraine, et de déstabiliser les démocraties européennes en profitant des fragilités internes de plus en plus criantes. La montée du narratif russe au sein d’Etats membres de l’Union n’en est que plus aisée pour le Kremlin. La tendance à ce qu’on appelle l’«illibéralisme» dans certains Etats relève d’un faisceau de facteurs qui n’ont pas échappé à la lucidité de Moscou qui diffuse avec facilité un discours masculiniste et soutient les forces eurosceptiques, comme c’est avéré dans de nombreux travaux académiques. Pour revenir aux efforts visant à la fin de la guerre, il me semble fondamental de rappeler le désaccord entre Ukrainiens et Européens, d’une part, qui martèlent qu’un cessez-le-feu est un préalable incontournable à toute discussion, et Washington et Moscou, d’autre part, qui discutent d’un «deal» au terme duquel le sort de l’Ukraine risquerait d’être décidé sans elle, Etat souverain et indépendant, le premier concerné! Si l’objectif visé est une paix juste et durable, il me semble évident qu’il faut commencer par un cessez-le-feu avant toute discussion, et que les garanties de sécurité de l’Ukraine soient fermement établies.
La complaisance de Donald Trump à l’égard de Moscou pouvait s’expliquer par la volonté de distancier la Russie de la Chine. Le sommet de l’Organisation de la coopération de Shanghai autour de Xi Jinping et de Vladimir Poutine montre-t-il que cette mission est aussi un échec?
Je crois qu’il faut regarder les évolutions sur le temps long. Certes, il y a une triangulation dans l’histoire, avec une centralité des Etats-Unis comme acteur face aux vicissitudes de la relation soviéto-chinoise. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, les relations russo-chinoises se sont rétablies et les deux partenaires sont complémentaires à bien des égards, ce qui les conduit à être dans un mariage de raison, avec néanmoins des ambivalences. La Chine est gagnante sur plusieurs tableaux, ou du moins en position de force, face à une économie russe «hémiplégique», même si la réorientation des flux gaziers et pétroliers vers la Chine profite aux deux partenaires. Les Etats-Unis ont intérêt à affaiblir le soutien russe à la Chine, ou à fissurer le partenariat russo-chinois. Si l’objectif de Washington est de diviser les deux partenaires, il n’est pas du tout atteint. Le partenariat russo-chinois, certes ambivalent, repose sur des complémentarités économiques flagrantes et sur une vision du monde partagée, malgré quelques nuances. L’opposition à l’Otan, le tropisme autoritaire avec de fréquentes communautés de vue au Conseil de sécurité des Nations unies, la perception de la démocratie comme une menace et le soutien mutuel face aux séparatismes internes témoignent d’une volonté commune de désoccidentaliser le monde.
«L’objectif de Washington de diviser la Chine et la Russie n’est pas du tout atteint.»
La Chine, la Russie et leurs alliés opposent-ils une vraie alternative à l’ordre mondial bâti par l’Occident?
L’actualité de Tianjin où s’est réunie l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et le nombre de pays présents sont une illustration de ce qu’on pourrait appeler un «front anti-Occident». Je ne sais pas si j’utiliserais le terme «alternative», mais on peut souligner le fait que le Kremlin a introduit, il y a plusieurs années, l’expression «Ne-Zapad», ce qui en russe signifie littéralement le «non-Occident», notion qui en 2023 a progressivement été remplacée par celle de «majorité mondiale». Cette désignation va au-delà du Sud global ou des Brics (NDLR: alliance entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) et n’est pas anodine: il s’agit de présenter l’Occident, en miroir de la «majorité mondiale», comme un résidu minoritaire, tandis que la majorité mondiale représente démographiquement, géographiquement, géopolitiquement et comme modèle politique, une masse critique. Les échos que le narratif russe rencontre et flatte dans de nombreux pays du Sud, où le discours anticolonial brandi par la Russie pourfend l’Occident, colonisateur historique, font passer en pertes et profits la dimension impériale de la guerre en Ukraine. La régression des indicateurs démocratiques à l’échelle du globe est en ce sens une aubaine pour Moscou, qui entretient le brouillage des catégories et instrumentalise les concepts. Quant à l’alternative à l’ordre mondial bâti par l’Occident, ce qui est frappant, c’est que les Etats-Unis ont voté par deux fois à l’ONU, en deux mois, contre une résolution condamnant la guerre d’agression russe. Alors que tous les juristes s’accordent pour parler d’un crime d’agression, cela pose question sur ce que l’ordre mondial est devenu.