Sur la place Taras Chevtchenko, un dispositif interactif permet de replonger en réalité virtuelle dans les destructions de 2022. © Pierre Terraz

Guerre en Ukraine: après avoir connu l’horreur, Borodyanka se relève

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La ville située à 40 kilomètres de Kiev a vécu en mars 2022 parmi les pires violences et destructions de la guerre en Ukraine. Certains habitants dénoncent une reconstruction qui traîne.

Le bruit des pelleteuses recouvre le chant des oiseaux de la localité de Borodyanka. Les chantiers se succèdent pour reconstruire chaque maison, brique par brique. Assis sur un tas de gravats, trois jeunes profitent des vacances d’été pour gagner de l’argent de poche. Roman, casquette beige à l’effigie du trident ukrainien, déblaie une route de 8 heures à 17 heures pour 1.000 hryvnias par jour, l’équivalent de 20 euros. «En mars 2022, j’ai dû partir précipitamment en Pologne avec ma mère et ma sœur car les Russes arrivaient, déballe l’adolescent de 15 ans, les dents serrées; on est revenus en septembre 2023, j’ai honte d’avoir été chassé par l’ennemi.»

Roman, comme la totalité des 15.000 habitants de Borodyanka –chiffre de 2022, les dernières études dénombrent 7.000 habitants en 2025– a dû effectuer un choix kafkaïen: fuir face à l’invasion des colonnes de chars russes, ou rester et subir l’occupation. Selon le maire de la ville, Georgy Yerko, lorsque les blindés ennemis traversaient la ville, les soldats positionnés dessus «tiraient à gauche et à droite sur tout ce qui bougeait». Borodyanka a été occupée par les Russes du 26 février au 1er avril 2022. Durant cette période, survivre a été le maître mot pour les habitants.

Selon le ministre ukrainien de la Défense Oleksiy Reznikov, une poignée d’Ukrainiens ont survécu, cachés dans des caves. D’autres n’ont pas eu la chance de revoir la lumière du jour. La ville a connu les plus grandes destructions de la région de Kiev. Des frappes aériennes ont violemment pulvérisé huit immeubles d’une dizaine d’étages. Au total, 500 maisons et 32 immeubles ont été détruits. Au moins 200 personnes ont été tuées. Certains corps ont été retrouvés plusieurs jours, voire semaines, après les attaques. Après la libération de la ville, en avril 2022, le président Volodymyr Zelensky a déclaré que la situation à Borodyanka était «bien plus horrible», par le nombre de morts, qu’à Boutcha, symbole de la violence de l’occupation russe.

Résistance courageuse

Si la plupart des habitants ont pris les routes de l’exode, certains ont choisi de rester. Sur la place Taras Chevtchenko, du nom du célèbre poète romantique ukrainien, un homme de 70 ans a été témoin des destructions et exactions. Lorsque les chars sont entrés dans la ville, Valentyn Moyseyenko n’a pas pu fuir. Sa femme, malade et handicapée, ne pouvait pas se déplacer sur plus de 50 mètres sans souffrir aux jambes. Aucun véhicule n’était en état de marche. Il a décidé de rester. «Je ne pouvais pas laisser ma femme. J’ai survécu. Les Russes sont venus dans l’appartement, il n’y avait rien à prendre. Ma femme est décédée, de faim et de fatigue.»

Le souffle court, Valentyn replonge dans ces journées interminables de mars 2022. Il affirme qu’aucun militaire ukrainien n’était présent pour les défendre, mais seulement une poignée de volontaires. «J’ai compté 45 courageux jeunes hommes qui ont résisté, heure par heure, avec uniquement des armes de poing et des grenades. Ils n’ont pas fait le poids.» Courageusement, Valentyn a photographié certains chars russes ainsi que les cadavres de ses voisins. «S’ils m’avaient vu, ils m’auraient abattu.» Aujourd’hui, plus de trois ans après cet enfer, alors que le pays vit toujours sous les bombardements russes, l’heure est à la reconstruction.

Considérée comme l’une des localités les plus détruites du pays, la ville a des allures de chantier à ciel ouvert. Les usines de matériaux de métaux et de zinc remplacent les boutiques. D’immenses sacs de gravats gisent sur le trottoir, à côté des toitures pas encore déballées, signes de la lenteur de certains travaux. Des bâtiments préfabriqués ont remplacé les maisons traditionnelles. Là où gisait un immeuble éventré, un bâtiment flambant neuf est sorti de terre. Ci et là, des panneaux ont été placardés à la hâte: «Urgent, nous recherchons des ouvriers. Paiement à la journée.»

Roman, 15 ans (au centre), et ses amis sont volontaires sur le chantier de Borodyanka pendant leurs vacances scolaires. © Pierre Terraz

Deux tiers des bâtiments restaurés

Les ouvriers s’activent d’arrache-pied pour installer de nouvelles canalisations sous terre. Les systèmes d’évacuation d’eau et les égouts n’ont pas été reconstruits en intégralité. Ivan Shershnov est chef d’un groupe de 25 artisans. Originaire de Kharkiv, il est régulièrement appelé pour travailler à Borodyanka. Il affirme être étonné par la lenteur des reconstructions. «Avant le début des travaux, les gens vivaient dans des conditions désastreuses, dans des maisons sans chauffage ni vitres. C’était inhumain», atteste-t-il posté sur l’un des axes principaux, près de l’église Saint-Michel. Un panneau indique que les constructions de l’avenue Tsentralna ont débuté en avril 2025, avec une fin prévue pour décembre 2026.

Ces reconstructions ont fait couler beaucoup d’encre. En cause? Le retard des travaux pour certains, la volatilisation d’une partie des financements pour d’autres. De nombreuses ONG, ainsi que l’Etat ukrainien, y ont alloué des budgets. Ces attributions ont été au centre de conflits locaux, mêlant appels d’offres et intérêts politiques. Certains chantiers, qui devaient finir fin 2024, sont toujours en cours. Sur les 825 infrastructures endommagées ou détruites, 592 ont été néanmoins restaurées.

Parmi les habitants revenus chez eux, certains ont retrouvé leur logement presque intact, d’autres n’ont pas eu cette chance. Assise sur un banc, Oxana, 68 ans, profite des quelques rayons de soleil du mois de juillet. Son visage s’illumine lorsqu’elle montre une photo de Thomas, son chat noir, qu’elle a retrouvé après l’invasion, comme par enchantement. «Il s’était sûrement caché au fond du jardin, c’est un survivant», s’amuse-t-elle.

La maison d’Oxana a été partiellement reconstruite, après qu’un tank ennemi a tiré à deux reprises sur l’un des murs du salon. «J’étais dans mon jardin, je n’ai rien eu, balaie-t-elle rapidement, mais je suis immédiatement partie par l’unique corridor humanitaire mis en place.» Lorsqu’elle revient 30 jours plus tard, elle découvre effarée que sa porte d’entrée a été forcée. Les soldats de Vladimir Poutine ont saccagé toutes les pièces, et volé des objets tels qu’une télévision, du matériel de cuisine et un réfrigérateur. «Oui, un réfrigérateur… Je suis chanceuse, j’ai reçu de l’argent de l’Etat. Mais des voisines n’ont rien eu, et dorment toujours avec des trous dans les murs.»

Alla, 44 ans, dans sa bibliothèque occupée et saccagée par les troupes russes en 2022. © Pierre Terraz

Réouverture de la bibliothèque

La plupart des habitants rencontrés dénoncent une incohérence, selon eux: l’Etat s’attèle en priorité à rebâtir les axes de circulation plutôt que les logements des particuliers. «Si les Russes reviennent, ils emprunteront à nouveau les routes!», grimace un passant. Une autre habitante, qui désire rester anonyme, affirme qu’elle a vu des exactions russes, mais ne veut pas les décrire de peur de représailles. Après quelques minutes, elle précise néanmoins que lorsque les soldats inspectaient les appartements, chaque pièce était passée au crible. «Ils voulaient savoir si nous cachions des résistants ou des armes», lâche-t-elle, étonnée de sa franchise. Par chance, son petit appartement a été épargné par les tirs. «Mes voisines attendent toujours leur reconstruction, ce n’est que promesse sur promesse», grogne la grand-mère en s’appuyant sur une canne qui pourrait céder à tout moment. Iryna Venediktova, juriste et ancienne procureure générale d’Ukraine, a affirmé quelques jours après la libération de la ville que les Russes se sont livrés à «des meurtres, des tortures et des passages à tabac».

Pendant l’occupation, le centre culturel de la place Taras Chevtchenko a fait office de quartier général des soldats. Leurs allers-retours hors du QG servaient principalement au pillage des enseignes alimentaires et des appartements environnants. Une pièce a fait office de dortoir, la bibliothèque. Encore très émue, Alla, bibliothécaire en cheffe, accepte d’ouvrir les portes. Le 1er mars 2022, elle a fui en emportant seulement un sac d’habits et quelques ouvrages. Lorsqu’elle revient le 22 avril 2022, le lieu est totalement saccagé: les livres gisent par terre, recouverts de boue et d’excréments; d’autres sont brûlés ou déchirés. «Les Russes ont vécu ici. Ils ont utilisé mes livres afin d’allumer des feux pour se réchauffer, c’était l’hiver.» Début 2023, elle reçoit grâce à des cagnottes de donateurs anonymes des fonds pour racheter presque l’intégralité de sa bibliothèque. «On a même des nouveaux livres, se réjouit la femme de 44 ans en feuilletant des ouvrages, on a même des livres de littérature anglaise.»

En haut: la place Taras Chevtchenko dans le centre de Borodyanka le 6 avril 2022. En bas: la même, rénovée, le 22 juillet 2025. © Pierre Terraz

Le musée, un devoir

Dans la pièce voisine, un musée a vu le jour cette année, sous l’appellation «Borodyanka, 33 jours de résilience.» Entre les murs, des stigmates de l’invasion russe ramassés par les Ukrainiens: balles, habits militaires, téléphones portables, morceaux d’obus, ainsi qu’un célèbre coq en faïence, devenu malgré lui le symbole de résistance de la ville, surnommé le «Phoenix ukrainien», tel un survivant des ruines de son immeuble. Ce musée est un devoir historique pour les habitants. «Nous y sommes très attachés, nous avons obtenu quelques bourses culturelles de l’ONU. A part cela, nous n’avons pas d’autres aides», précise Natalia Vyshynska, la responsable culturelle de la ville.

Depuis l’invasion, elle a été de tous les fronts. Borodyanka a même reçu l’artiste britannique mondialement connu Banksy en novembre 2022, qui a peint une œuvre représentant une jeune gymnaste en équilibre sur l’un des immeubles effondrés de la ville. Comme la plupart des habitants, Natalia a fui, en croisant les Russes, de très près… «Ils étaient devant moi. Je ne les ai pas regardés, je me suis concentrée sur les cadavres sur le trottoir.» Son regret est de n’avoir pas réussi à convaincre sa nièce de partir. «Je ne sais pas à quel point ils lui ont fait du mal. Elle est incapable d’en parler.»

Dans les localités voisines d’Irpin et de Boutcha, des chantiers similaires de reconstruction sont aussi visibles, avec leur lot de promoteurs immobiliers à l’affût de la moindre affaire. Sur l’avenue centrale de Boutcha, là où a eu lieu l’un des pires massacres du XXIe siècle, des panneaux indiquent: «Park Royal bientôt disponible, balcons et cuisines tout équipés.»

 

«Urgent, nous recherchons des ouvriers. Paiement à la journée.»

LE CONTEXTE

Le 31 juillet, le Parlement ukrainien a adopté une loi rétablissant l’indépendance du Bureau national anticorruption et du Parquet anticorruption, deux institutions qui avaient été placées sous la responsabilité du procureur général d’Ukraine, un proche du président Volodymyr Zelensky, en vertu d’une loi votée le… 22 juillet. La réaction d’une partie de la population, descendue dans la rue pour manifester, et les critiques des partenaires européens ont contraint le pouvoir à un revirement spectaculaire. Cette séquence n’en questionne pas moins les résistances observées au sommet de l’Etat dans la lutte contre la corruption, problème que la guerre n’a, semble-t-il, pas éradiqué en Ukraine.

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