Kyiv, devant la cathédrale Saint-Michel, prises de guerre. © VINCENT ENGEL

Aller en Ukraine, pourquoi? Un reportage exclusif de l’écrivain Vincent Engel

Président de PEN Belgique francophone, l’écrivain Vincent Engel s’est rendu dans le pays en guerre à l’invitation de PEN Ukraine. Il parle des Ukrainiennes et des Ukrainiens pour lesquels «l’art est une arme de résistance au quotidien».

Lorsque j’ai reçu l’invitation pour le congrès régional de PEN Ukraine, a ressurgi la question qui me taraude depuis des mois: qui sommes-nous –les gens de ma génération– pour parler de la guerre? Nous appartenons à une exception de l’histoire, qui a fait de la guerre un récit de plus en plus lointain, confiné dans des livres, des films, des photos. Une matière à fiction, un matériau artistique. Il en a toujours été ainsi, sans doute, mais pour la première fois, ce matériau n’avait plus aucun écho dans notre réalité; l’art était devenu pour nous le reliquaire d’atrocités et de souffrances à jamais prohibées. Certes, les guerres continuaient ailleurs; mais elles prendraient fin un jour. Ou pas. Du moment qu’elles ne débordaient pas chez nous, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Le quotidien de la guerre, c’est cette présence continuelle, dans le fracas des bombes ou la peur qu’elles éclatent.

Nous n’avons aucune expérience de la guerre; nous avons celle de la paix. Ce n’est pas rien. Nous sommes, d’une certaine manière, les gardiens d’un trésor acquis au prix de souffrances infinies; par insouciance, nous l’avons dilapidé. Ce trésor, nos enfants devenus jeunes adultes le regardent comme un navire qui s’éloigne vers l’horizon du passé. Pour eux, la guerre est un avenir certain, un avenir au sujet duquel nous ne pouvons leur donner aucun conseil.

Les nationalismes et le fascisme sont revenus. Dès qu’ils l’ont pu, ils ont redressé la tête, déterminés. Comme toujours, ils utilisent les faiblesses de la démocratie pour détruire celle-ci. Ils ont soif de destruction et de suprématie. «Pendant que je dormais», chante Moustaki… Est-il trop tard? Est-il vrai «qu’il n’y en a plus pour très longtemps»?

Kyiv, intimité à l’étage d’un immeuble détruit. © VINCENT ENGEL

La guerre est quotidienne

La paix n’est pas éternelle, sinon dans la mort, et elle n’est quotidienne que pour qui est capable de fermer les yeux. La paix est un miracle; la guerre est quotidienne.

C’est sans doute la première chose que l’on découvre en se rendant dans un pays en guerre: celle-ci est quotidienne et la vie peut y être banale. Malgré les combats proches ou lointains, les gens continuent à vivre, le plus «normalement» possible. Le quotidien impose ses lois: se nourrir, se vêtir. Des femmes accouchent. Des malades meurent ou guérissent. On se divertit aussi, pour ne pas succomber à la pression permanente de la menace. Car le quotidien de la guerre, c’est aussi cette présence continuelle, dans le fracas des bombes ou la peur qu’elles éclatent, et la certitude qu’elles finiront par éclater, dans la réalité ou dans les cauchemars. Qui vit une guerre n’est plus le spectateur de la tragédie, qui peut profiter sereinement des bienfaits de la catharsis; il en est l’acteur et la seule chose qu’il puisse espérer du spectacle est qu’il ne le tue pas.

Pour ceux qui sont loin du théâtre des opérations, la guerre s’étale dans nos quotidiens. En combien de jours l’effroi se banalisera-t-il, avant que nous replongions dans l’indifférence?

Le quotidien, ce sont aussi ces artefacts développés par la société pour nous faire oublier combien le réel est effrayant, dans son indifférence absolue à notre existence, à nos souffrances, à nos doutes, à notre mort. La guerre réduit en éclats ces protections et nous expose, nus et impuissants, à l’éclairage cru et destructeur du réel. Et nous cherchons désespérément à rebâtir des protections, pour tenir ce monstre à distance. Durant nos visites avec PEN Ukraine, nous avons parcouru des rues calmes et paisibles. Des gens y promènent leur chien. Dans cette rue, toutes les maisons ont été reconstruites ensemble, après la libération. Ici, une colonne de chars russes a été coincée et détruite systématiquement, après que l’armée ukrainienne a frappé le premier et le dernier chars. Dans la rue parallèle, tout aussi paisible, on a retrouvé des dizaines de corps de civils abattus à bout portant par les Russes. Certaines victimes avaient les mains liées dans le dos, la plupart avaient été torturées. Aujourd’hui, la rue aux corps disparus est aussi calme que la rue aux chars évanouis. Où se terre la souffrance quand les morts sont ensevelis et que le temps a passé, quand le réel, dans son insupportable insouciance, semble nous dire «De quoi parlez-vous?». «Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare», écrivait Aragon; et combien d’airs de guitare faut-il pour raviver la mémoire des sanglots?

Borodyanka, tête de Chevtchenko. © VINCENT ENGEL

Résilience, résistance, dignité

Il faut être fou pour croire qu’un air de guitare ou qu’un poème a quelque utilité face à cela. Et pourtant… La beauté, celle que l’artiste distille à partir de l’horreur, est indispensable. Romain Gary pensait que l’art était une barbarie qui aspire à finir; après l’émotion de la beauté, le public retourne au réel horrible qui l’a suscitée et souhaite que le monde devienne aussi beau que l’art. Lorsque ce sera le cas, l’art ne sera plus nécessaire. Ce n’est pas pour demain; car l’autre barbarie, celle des humains, se déchaîne. La Guerre et la paix de Tolstoï n’y change rien, pas plus que la symphonie Babi Yar de Chostakovitch. Les Russes ont kidnappé près de 20.000 enfants. Les Russes torturent, massacrent des civils; ils terrorisent les populations par des salves de fausses alertes qui précèdent de vrais tirs de missiles et de drones. Les drones, ces tueurs lâches et quasi infaillibles, sans états d’âme, et pourtant commandés par un homme ou une femme, à l’abri, qui joue à tuer sans risque. Le game over ne le concerne jamais. Les Russes mentent lorsqu’ils affirment qu’ils ne touchent pas les civils et que la faute de ces morts incombe aux Ukrainiens qui utilisent leurs civils comme «boucliers». Ce sont des bourreaux qui jouent la carte de l’innocence et font de leurs victimes des coupables. Des irresponsables qui relancent les essais nucléaires, des barbares cyniquement barbares qui profitent sans vergogne des innombrables faiblesses du président américain le plus dangereux qui ait jamais existé.

Irpin, accumulation de voitures, monument commémoratif. © VINCENT ENGEL

Les Ukrainiens résistent. L’art est une arme de résistance au quotidien: si des murs entiers sont couverts des photos des soldats tués au combat, d’autres murs sont tapissés d’affiches de spectacles et de films. C’est aussi une arme mémorielle. Dans les villes qui, en 2022, ont été sauvagement occupées par les Russes, des monuments singuliers ont été élevés pour dire, de la plus brute des manières, l’horreur infligée à ces populations, pour rappeler la mémoire des centaines de civils, hommes, femmes et enfants, torturés, abattus. A Boutcha, l’église à côté de laquelle les Russes ont creusé une fosse commune expose les photos de l’exhumation des corps. Plus loin, un cube mêle des centaines d’obus; à Irpin, des voitures calcinées, réduites à de la tôle rouillée, rappellent celles et ceux qui ont désespérément essayé de fuir l’arrivée des Russes. A ‎Borodyanka, sur la place Chevtchenko, la tête en bronze de ce grand poète du XIXe siècle, défenseur de la langue et de la culture ukrainiennes, a été remise sur son socle et porte fièrement les stigmates de tirs au gros calibre que les Russes lui ont infligés après avoir détruit la ville.

Il n’y a pas que l’art. Durant cette visite, nous avons rencontré des associations et des personnes qui ont tout abandonné pour se consacrer sans compter à l’aide et à la résistance. Tata Kepler tenait le bar à cocktail le plus célèbre de Kyiv; elle gère aujourd’hui Birds, une association qui achète des médicaments et du matériel médical pour les premiers secours aux soldats. Le Centre pour les libertés civiles (prix Nobel de la paix en 2022) se bat pour, entre autres, retrouver la trace des milliers de disparus, parmi lesquels de nombreux journalistes, emprisonnés par les Russes, torturés et souvent assassinés. L’association Voices of Children tente d’aider les enfants à surmonter les traumatismes de la guerre. Des abris souterrains se transforment en bibliothèques où l’on peut lire à l’abri pendant qu’il pleut des bombes, lancées par ceux qui veulent détruire un pays, sa culture, son identité.

Avec des «si», on ne mettra pas Moscou en bouteille, mais on lancera dans la mer du souvenir la trace d’un possible.

PEN Ukraine, parmi ses nombreuses activités, a construit un site pour garder vivante la mémoire des «gens de culture» que la guerre a tués; pour chacun, un auteur ou une autrice ukrainienne rencontre les proches, enquête et rédige un texte pour faire mémoire d’un trésor humain perdu et ébaucher la mémoire imaginaire de ce que le disparu aurait pu faire si… Avec des «si», on ne mettra pas Moscou en bouteille, mais on lancera dans la mer du souvenir la trace d’un possible qu’un autre prendra sous son aile et tentera d’accomplir.

Kyiv, affiches de vie, affiches de mort. © VINCENT ENGEL

Génocide?

Pour les Ukrainiens que j’ai rencontrés, l’intention génocidaire des Russes est indiscutable. Le mot est peut-être galvaudé dans de nombreux cas, alors qu’il devrait y avoir une forme de sacralité dans son usage. Et bien sûr, la confirmation d’un génocide dépend des tribunaux. En attendant, de nombreux éléments confortent, voire confirment l’intention génocidaire. Les crimes de guerre sont établis: le mépris profond à l’égard d’un peuple que l’on considère comme inférieur; la volonté systématique de détruire ce qui fonde son identité et sa culture (comme en témoignent les maisons de la culture prises pour cibles systématiquement); l’acharnement sur les civils en ne respectant aucune des lois internationales, en pratiquant la torture, l’assassinat, l’enlèvement d’enfants…

Ce sont des bourreaux qui jouent la carte de l’innocence et font de leurs victimes des coupables.

Durant mon séjour, j’ai entendu deux arguments surprenants: le premier posait que les Ukrainiens étaient les Juifs d’aujourd’hui; l’autre, que l’Ukraine était dans une situation semblable à celle d’Israël… en 1948. Pourquoi ce besoin de référence au judaïsme, d’une manière ou d’une autre? L’Ukraine a connu jadis des épisodes antisémites violents et Netanyahou est le frère de Poutine, pas de Zelensky. Si les Ukrainiens sont les Juifs de notre temps, alors les Palestiniens le sont aussi; mais le judaïsme ne se réduit pas à la souffrance et au martyre et, comme le prouve le gouvernement israélien actuel, des Juifs peuvent commettre des crimes de guerre. Mieux vaut laisser à chaque tragédie à la fois ses références et ce qui la relie à l’humanité.

Kyiv, au pied d’un immeuble détruit. © VINCENT ENGEL

Quel avenir, quelles solutions?

 Si Poutine tombe un jour, les Russes diront que c’était sa faute, la faute du «poutinisme» comme avant celle du stalinisme ou des soviétiques, ou du nazisme pour l’Allemagne. Cela évite de questionner les responsabilités des citoyens qui ont rendu possible ce que l’incarnation du régime a mis en branle. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie dépasse de loin Poutine; il a commencé avant et continuera après lui. A moins d’une troisième guerre mondiale qui serait une catastrophe absolue, la Russie de Poutine ne sera pas défaite comme l’a été l’Allemagne de Hitler. Les Ukrainiens sont convaincus que, même si une paix devait être signée, la guerre recommencera dans quelques années. «Pour que rien ne change, il faut que tout change», disait le Guépard dans le roman de Lampedusa; mais pour que tout change, il faut revenir aux leçons oubliées de 1945. Reconstruire un ordre mondial fondé sur la démocratie, raviver cette dernière, mettre à bas les régimes suprémacistes, où qu’ils soient. En attendant, chacun doit se battre avec ses armes. Pour nous, ces armes restent les mots et la culture.

Une image pour conclure

Train pour Varsovie, une vieille Ukrainienne lit. © VINCENT ENGEL

Cette photo, je l’ai prise dans le train qui me ramenait de Kyiv à Varsovie, après seize heures dans un compartiment couchette sorti tout droit de mon adolescence. Une vieille Ukrainienne lisait ce livre à moitié détruit. Elle le lisait, vraiment. Ses doigts déformés le caressaient et guidaient ses yeux sur les mots encore lisibles, peut-être encore plus sur ceux qui avaient été effacés. Ce livre, c’était la Bible. En russe. Parce que c’était la langue imposée dans sa jeunesse.

Texte et photos par Vincent Engel

Pour aller plus loin

 

https://www.theguardian.com/world/2025/apr/29/viktoriia-roshchyna-ukrainian-journalist-death-russian-prison et https://forbiddenstories.org/russia-detainees-investigation-viktoriia-roshchyna/: le cas de la journaliste ukrainienne Viktoriia Roschchyna, arrêtée, torturée et assassinée par les Russes.

https://www.youtube.com/@CCLukraine: le canal YouTube du Center for Civil Liberties.

https://people1st.online/fr/: «People First», une campagne internationale pour la libération de toutes les personnes détenues à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dont des milliers d’enfants.

https://pen.org.ua/en: le site de Pen Ukraine.

https://en.ptahy.vidchui.org/: Birds, l’association de Tata Kepler, qui soutient des projets de médecine militaire et d’aide humanitaire.

https://theukrainians.org/spec/peopleofcultureeng/: «People of Culture Taken away by the War».

https://revisionsjournal.com/en: une revue en ligne, bilingue, qui approfondit de nombreux thèmes et permet une meilleure compréhension de la situation, dans tous ses aspects.

https://voices.org.ua/en : le site de Voice of Childrens.

https://www.bringkidsback.org.ua: l’organisation qui se bat pour la récupération des enfants kidnappés.  

PEN international, Ukraine, Belgique

PEN International est l’une des plus grandes organisations internationales dédiées à la promotion de la littérature et à la défense de la liberté d’expression dans le monde. Fondée à Londres en 1921, l’association s’étend aujourd’hui sur cinq continents et rassemble 136 centres répartis dans plus de 100 pays. Ses membres incluent des écrivains, poètes, journalistes, traducteurs, éditeurs, critiques littéraires et toute personne ayant un lien professionnel avec le monde du livre et de la communication écrite. La Charte de PEN, adoptée en 1948, affirme que la littérature ne connaît pas de frontières et doit demeurer un bien commun entre les peuples, malgré les bouleversements politiques ou internationaux. PEN International défend le principe de libre circulation de la pensée au sein de chaque nation et entre toutes les nations, s’opposant à toute forme de suppression de la liberté d’expression. L’organisation lutte contre l’emprisonnement d’écrivains et de journalistes, aide les auteurs menacés à trouver refuge, combat les lois qui violent la liberté d’expression, et promeut l’égalité des opportunités pour les femmes écrivaines et les auteurs issus de communautés minoritaires. Elle œuvre également pour la préservation et la promotion de la diversité linguistique et littéraire.

PEN Ukraine a été créée en 1989 au sein de l’Union des écrivains d’Ukraine, puis admise au réseau PEN International au printemps 1990. Depuis 2022, l’organisation est présidée par Volodymyr Yermolenko, philosophe, écrivain et journaliste ukrainien. PEN Ukraine compte actuellement 140 membres et a accueilli le 83e Congrès de PEN International à Lviv en 2017. L’organisation joue un rôle majeur dans la défense de la culture ukrainienne face à l’agression russe, organisant notamment des rencontres régionales européennes et des dialogues internationaux sur la guerre.

PEN Belgique francophone est l’un des plus anciens centres de PEN International, fondé en 1922. Depuis novembre 2023, après avoir été menacé de dissolution, le centre est présidé par Vincent Engel et poursuit ses activités de promotion de la littérature et de défense de la liberté d’expression. Le centre organise des conférences et a mis sur pied un programme d’édition des auteurs en danger.

 

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