Désir de domination pour l’un, désir de façonner le monde pour l’autre: les traits dominants de Donald Trump et Elon Musk. © GETTY

Clash entre Trump et Musk: «On a affaire à deux figures de l’individualisme moderne et à un egolibéralisme»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le philosophe Mark Hunyadi, la rupture entre le président et le milliardaire nous offre en miroir grossissant deux images de l’individualisme moderne. Un danger pour la démocratie.

Elon Musk du côté de Donald Trump. Il y a un petit temps que la convergence d’idées n’était plus advenue. Le traitement «musclé» par le président américain des affrontements entre militants défenseurs des migrants et forces de l’ordre à Los Angeles a donné l’occasion au milliardaire de se rapprocher provisoirement de son ancien ami. Il n’empêche, la rupture à coup d’invectives publiques entre les deux hommes après les critiques de Musk sur la loi budgétaire de Trump laissera des traces dans le coalition autour du président. Professeur de philosophie morale et politique à l’UCLouvain, Mark Hunyadi porte un regard affûté sur ce clash qui dit beaucoup de choses.

La rupture entre Donald Trump et Elon Musk s’inscrit-elle dans les relations normales, même si elles sont parfois houleuses, du monde politique ou révèle-t-elle un phénomène inédit de l’histoire des Etats-Unis?

D’un point de vue philosophique et social, il s’agit d’un événement tout à fait extraordinaire dans la mesure où on a affaire à deux figures symptomatiques de notre époque, comme dans l’ancien temps, on avait celles de Néron, de Caligula, des Borgia… D’un point de vue psychologique, ce clash était inévitable. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on a affaire à deux figures de l’individualisme contemporain. L’individu moderne tel qu’il s’est constitué depuis très longtemps –l’histoire remonte au Moyen-Age– se caractérise globalement par une forme d’égoïsme, d’opportunisme qui cherche son propre intérêt. C’est l’individu auquel nous a habitués le capitalisme. Là, cependant, on est face à autre chose. Même s’ils sont les héritiers de cet individualisme-là, Donald Trump et Elon Musk sont tout à fait disruptifs. Ils nous offrent en miroir grossissant une image de nous-mêmes, de notre individualisme, en soulignant quelques-uns de ses traits fondamentaux de façon burlesque. Chacun illustre à sa manière un trait différent. Donald Trump est le plus puissant alors qu’Elon Musk est le plus riche. Le premier est dans une logique de domination. Au fond, son but est de mettre l’Etat et le monde à sa botte. Il suffit de voir comment il traite les Etats du monde entier. Cette logique de domination est inscrite dans l’individualisme moderne classique. Mais il est disruptif parce qu’il offre une image chimiquement pure de ce désir d’omnipotence. Et il le met en scène à tout instant, ainsi que la jouissance personnelle qui l’accompagne. Le Bureau ovale est comme un magnifique bac à sable.

«Trump veut être au sommet de la pyramide. Musk, lui, veut la détruire pour reconstruire le monde à son image.»
Mark Hunyadi, philosophe. © ALEXIS HAULOT

Qu’en est-il d’Elon Musk?

Elon Musk n’a pas ce délire d’omnipotence. Il a ce que j’appellerais un «désir plastique, constructiviste»: il veut façonner le monde à son image. Ce n’est pas la même chose. Son rêve, ce n’est pas le pouvoir politique. Son fantasme n’est pas d’être l’homme le plus puissant des Etats-Unis ou du monde; il est de le façonner à son image. Raison pour laquelle il doit détruire les Etats, y compris le sien. Sa mission au département de l’Efficacité gouvernementale le montrait clairement. Quand il a affirmé de manière délirante qu’il allait réaliser une économie de 2.000 milliards de dollars, il voulait simplement virer les gens et les remplacer par, je pense, son intelligence artificielle. Il veut privatiser le monde qu’il pourra alors acheter. Et lui aussi brise les codes. C’est ce qui l’a uni au président. Donald Trump est une espèce de décérébré, un illettré au sens où il ne lit pas, même pas les notes qu’on lui soumet. Mais il veut être au sommet de la pyramide. Elon Musk, lui, veut détruire la pyramide pour reconstruire le monde à son image. Leur collaboration a été purement instrumentale. Chacun a considéré l’autre comme le levier de ses propres projets.

N’est-on pas fort éloigné du souci de l’intérêt général qu’est censé avoir un responsable politique?

On en est à des années-lumière. Ils sont même disruptifs par rapport aux fondamentaux du néolibéralisme. Je parlerais volontiers d’eux comme d’une nouvelle forme de libéralisme, un egolibéralisme. Le néolibéralisme auquel ils se sont adossés est régi par un cadre institutionnel stable qui permet de développer un ordre économique. Il y a donc un ordre économique, des règles… On peut le déplorer sachant que le néolibéralisme entend tout marchandiser et appliquer la logique économique à tous les domaines de la réalité. Mais enfin, il s’agit quand même d’un ordre économique. L’egolibéralisme est complètement différent. Il est pensé uniquement en fonction des intérêts propres de ses concepteurs. Soit on les suit, comme Trump semble encore l’être par les parlementaires républicains mais peut-être cela ne durera-t-il pas, soit on ne les suit pas. Donald Trump dit toujours «si vous n’êtes pas avec moi, vous êtes contre moi». C’est le tout à l’ego. Non seulement il n’y a pas de préoccupation de l’intérêt général, mais tout est focalisé sur leurs intérêts et sur leur personne. Pour ce type de personnalité, la relation avec autrui ne peut être qu’intéressée. Donald Trump avait parlé d’amour avec Kim Jong-un, le dictateur nord-coréen. C’était évidemment de l’esbrouffe. Le propre de ce comportement est que quand l’intérêt change, on lâche ce que l’on a aimé. Donald Trump s’est peut-être rendu compte qu’Elon Musk était devenu pour lui un boulet au plan électoral. Le milliardaire s’était engagé à coup de dizaines de millions de dollars derrière le candidat républicain à la Cour suprême du Wisconsin, Brad Schimel. Or, malgré cela, il a été battu. A partir du moment où un partenaire ne sert plus sa logique de domination, Trump le vire. Inversement, dès qu’il s’est rendu compte que Trump, d’une manière ou d’une autre, lui mettrait des bâtons dans les roues, Elon Musk l’a lâché.

Le désir constructiviste d’Elon Musk s’inscrit-il dans son credo posthumaniste?

Le posthumanisme est un projet qui vise à améliorer la condition humaine par la technologie, en hybridant les machines à l’être humain, en boostant toutes ses capacités, etc. Tel est le discours officiel du posthumanisme. En réalité, je ne pense pas du tout que ce soit réellement l’ambition des tenants du posthumanisme. Ce qu’ils recherchent, c’est coloniser le monde par la technique. Ils veulent abolir la maladie, la mort… S’affranchir de tout ce qui est donné. Parce que si le donné ne nous impose pas de limites, tout est possible. Donald Trump ne lit rien. Ce n’est pas le cas d’Elon Musk. Mais lui ne lit que de la science-fiction. Son imaginaire est entièrement alimenté par elle. Or, la science-fiction s’affranchit de la réalité telle qu’elle est pour imaginer une quantité incroyable de mondes possibles, farfelus ou non. Tout cela est parfaitement cohérent. Fou et cohérent.

«Donald Trump et Elon Musk ont chacun leur réseau social. Ce n’est pas par hasard.»

La confrontation entre Trump et Musk nuit-elle à la démocratie ou, au contraire, représente-t-elle un exercice poussé à l’extrême, en direct et en public, de celle-ci?

La balle est dans le camp des électeurs. Ils peuvent se laisser séduire, ce qui me sidèrerait, par cet espèce de délire shakespearien –Shakespaere n’aurait pas pu imaginer plus ou mieux que ce qui se passe aujourd’hui à la Maison-Blanche–, s’y habituer et se dire qu’au fond, c’est cela le théâtre de la politique, un jeu de pouvoir. Dans la philosophie politique, il y a un mouvement réaliste, depuis Machiavel jusqu’à certains penseurs contemporains, qui estime que la politique n’est qu’un jeu de pouvoir et qu’il ne vaut absolument pas la peine de brandir des idéaux démocratiques, humanistes, etc. Le risque est que, de manière désabusée et cynique, de plus en plus de personnes s’habituent à cette perception et que celle-ci se répande à l’étranger. On l’observe déjà en Argentine, en Hongrie… La possibilité existe parce que ces dirigeants –c’est assez fascinant– ont la capacité de parler au peuple. Ils ne s’embarrassent pas de théorie. Ils veulent résoudre les problèmes. Ils les mettent sur la table. Ils mettent le doigt dessus et ils essaient d’être efficaces, à l’image de la tronçonneuse du président argentin Javier Milei. Prenez la question de l’immigration. On peut être d’accord ou pas. Mais ils s’en saisissent. Ce ne sont pas des théoriciens. La bonne politique passe par l’action. Et pour agir, il ne faut pas nécessairement s’embarrasser de trop de théorie. Il faut plutôt «sentir» le peuple. Est-ce une menace pour la démocratie? C’est une menace pour la démocratie telle que nous la concevons. Mais des personnes comme Donald Trump sont capables de changer ce que la démocratie signifie. Et si leur pouvoir de fascination continue à s’exercer, les citoyens pourraient être amenés à se dire: «Laissons-nous faire par ces dirigeants.»

Une usine Tesla en Californie: Elon Musk soigne d’abord ses intérêts économiques. © GETTY

Sera-ce encore une démocratie?

La démocratie est en train de se modifier sous nos yeux. La démocratie a des exigences. La première, la plus fondamentale, celle sur laquelle repose l’idée démocratique elle-même, c’est la volonté coopérative de recherche de la vérité. C’est la volonté de se mettre d’accord. Au lieu de se taper sur la figure à coup de kalachnikovs, on se met autour d’une table, on discute, on trouve un compromis et on arrive à la solution la moins insatisfaisante que tant la majorité que la minorité acceptent. On a inventé des dispositifs pour mettre en œuvre ce mode de gouvernement, le vote, le débat parlementaire, etc. Mais tout revient à cette idée qu’il faut s’entendre. Personne ne peut dire tout seul que telle est la vérité et que l’on va agir de telle manière. Cette idée de dialogue est sapée aujourd’hui, notamment par les réseaux sociaux. Notez d’ailleurs que Donald Trump et Elon Musk ont chacun le leur. Ce n’est pas par hasard. Au lieu d’encourager à la discussion, les réseaux sont des outils de polarisation où la viralité compte plus que la vérité. Et les gens s’y habituent. A cette aune, la confrontation entre Trump et Musk est une menace pour la démocratie.

Pensez-vous que les citoyens pourraient se laisser séduire par ce projet?

Je n’ai pas de boule de cristal. Je dis le risque. Je ne pense pas que Donald Trump soit quelqu’un d’intelligent. Il est instinctif. Donc, il peut se prendre au piège de sa propre bêtise. Par exemple, de par sa politique, il peut créer une situation que les électeurs américains ne lui pardonneront pas, l’inflation. Cela peut être aussi simple que cela. Mais imaginons un Trump plus intelligent, avec cette mentalité adémocratique, la démocratie serait alors en grand danger. Le problème est que ce type d’exercice du pouvoir nous met à la merci d’ego. On risque d’être pieds et poings liés face à des gens mus pas leurs seuls intérêts. Il n’y aura plus de garanties institutionnelles, de contre-pouvoirs… Ce serait une évolution catastrophique pour la démocratie, qui doit continuer à gérer l’intérêt public et s’occuper du bien commun.

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