Les violences qui ont embrasé Soueïda ravivent la question de la sécurité des minorités ethno-religieuses. Entre pressions internes et influences régionales, le président al-Charaa est sur une corde raide.
C’était il y a quelques semaines à peine. En visite à Beyrouth, l’envoyé spécial américain Tom Barrack présentait la Syrie comme le bon élève régional, un «exemple à suivre» pour le Liban. Dans une provocation très «trumpienne», il mettait en garde contre un retour en puissance du «Bilad al-Cham», ce «grand Levant» qui pourrait «avaler» le pays du Cèdre si son gouvernement n’engageait pas de profondes réformes.
Depuis, l’illusion de stabilisation offerte par l’homme fort de Damas, Ahmed al‑Charaa, s’est littéralement effondrée. Déjà fragilisé par les massacres d’Alaouites –minorité religieuse dont était issu le clan Assad– en mars, l’équilibre interne a été secoué par une nouvelle tragédie. Elle a frappé au cœur la communauté druze, dans le sud du territoire national, à partir du 13 juillet après l’enlèvement et la torture d’un de leurs membres par des individus proches du pouvoir. Un acte qui a déclenché un cycle de violences entre les groupes armés druzes et des tribus bédouines locales. Pire encore, l’intervention des forces gouvernementales a tourné au fiasco: mal préparée, composée d’éléments incontrôlables, elles a dû battre en retraite sous le feu de l’aviation israélienne.
Le bilan de cette séquence est lourd: plus de 1.100 morts, dont des centaines de civils, et des cicatrices qui ne sont pas près de se refermer. D’autant que les exécutions sommaires d’habitants druzes, abattus par des membres de l’armée syrienne pour leur seule appartenance religieuse, ont réveillé les fantômes du passé, et brisé les espoirs déjà vacillants d’une réconciliation syrienne. Une fracture profonde s’ancre désormais entre Damas et ses minorités, druze, alaouite, chrétienne et kurde.
«Nous n’avions pas confiance dans les forces du régime, désormais c’est irréversible.»
Divorce consommé?
A Soueïda, malgré la fin des combats, la population druze, forte d’environ 700.000 personnes en Syrie (avant la guerre civile en 2011), vit dans l’angoisse du lendemain. Un sentiment de persécution que plusieurs habitants, joints par téléphone, expliquent: «Depuis un siècle, nous avons peur d’être tués, le Jebel (NDLR: la montagne) druze est notre refuge, le seul endroit où nous nous sentions jusqu’alors en sécurité», rappelle un homme de 70 ans ayant requis l’anonymat, par peur de représailles. «Le niveau de violence de ces derniers jours est inédit, affirme sa fille. Des membres de notre famille ont été arrêtés par des forces gouvernementales, mis à genoux, frappés, traités de traîtres. De nombreuses maisons ont été pillées, d’autres brûlées. Et encore, nous avons eu de la chance, nous sommes en vie.»
Un traumatisme collectif qui scelle le divorce de cette communauté religieuse avec Damas: «Aujourd’hui, la vie n’a pas totalement repris, nous manquons de tout, surtout de nourriture, comme si nous vivions un siège. Nous n’avions pas confiance dans les forces du régime, désormais c’est irréversible. Malgré les promesses de justice prononcées par al‑Charaa, nous savons que ses troupes massacreront à la première occasion.»
Ce nouveau cycle de violences, dans lequel les milices druzes sont aussi accusées d’exactions contre des forces gouvernementales et des bédouins, s’inscrit dans un climat déjà chargé de rancunes anciennes, attisé par un autre contentieux: la question sensible de l’autonomie que la communauté druze revendique face au pouvoir central. Depuis la chute de Bachar al-Assad, les régions druzes sont aux mains de groupes armés locaux, un état de fait qui crée depuis des mois de lourdes crispations. Au centre de l’équation, le cheikh Hikmat al‑Hijri, chef spirituel druze le plus influent de Syrie, appuyé par le Conseil militaire de Soueïda (CMS), un regroupement de plus de 160 factions. Ils défendent une ligne dure et refusent tout désarmement. Un paradigme qui ne faisait pas l’unanimité au sein de la minorité, jusqu’aux affrontements récents: «L’unique interlocuteur druze de Damas, les Forces Sheikh al‑Karama, ont fini par prendre les armes contre le gouvernement, qualifiant les combattants des tribus de « terroristes » et le gouvernement de « complice »», précise le doctorant Cédric Labrousse, spécialiste des groupes armés en Syrie. Comme si la communauté druze avait balayé ses dissensions et faisait désormais front commun contre Damas.
Pression des islamistes
Tous les experts s’accordent: jamais depuis sa prise de pouvoir en décembre dernier, le président syrien n’avait paru aussi affaibli. D’autant que sa base militante a très mal vécu le retrait de ses troupes de Soueïda, ordonné sous pression israélienne. Car les islamistes syriens hostiles à l’Etat hébreu, qui ont longtemps reproché au clan al‑Assad de ne jamais s’être battu pour le plateau du Golan occupé par Israël depuis 1967, semblent vivre cette capitulation comme une humiliation.
Un sentiment exacerbé par les intenses bombardements de Tsahal, en plein centre de Damas, le 16 juillet. Des frappes, officiellement en soutien à la communauté druze victime d’exactions, qui placent la minorité dans une position pour le moins inconfortable: «Nous sommes assimilés à Israël, ce qui nous met encore plus en danger. Je vois Israël comme une menace, pas comme un appui», commente un autre habitant de Soueïda, également contacté par téléphone.
Alors, que cherche l’Etat hébreu en Syrie? Une source proche des cercles diplomatiques au Proche-Orient répond: «L’interventionnisme israélien s’explique d’une part par les pressions du chef spirituel druze d’Israël sur Benjamin Netanyahou (NDLR: le pays abrite aussi cette minorité religieuse), qui menaçait, si rien n’était fait pour protéger ses coreligionnaires de Syrie, d’appeler ses partisans à descendre dans la rue. Mais également par le fait que le Premier ministre israélien ne veuille pas d’un Etat syrien fort, et qu’il joue par conséquent la carte de la fragmentation.» Une vision qui va à revers de la position américaine: «C’est ici que le couple israélo‑américain se déchire, car l’administration Trump veut désarmer toutes les factions, et unir le pays sous un seul drapeau le plus vite possible. Trop vite, même. Mais de toute évidence, les Israéliens sont en train d’imposer leurs lignes rouges», poursuit cette source.
En réponse, tel un équilibriste, Ahmed al-Charaa tente d’éteindre l’incendie comme il le peut. A l’heure où nous écrivons ces lignes, des pourparlers sont en cours pour confier la gestion sécuritaire de la région à des milices druzes intégrées à l’appareil d’Etat. Une sortie de crise qui, si elle se confirmait, pourrait satisfaire aussi bien les Etats-Unis qu’Israël, mais qui pourrait avoir de sérieuses répercussions sur la question du nord‑est syrien, contrôlé par la coalition arabo‑kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS).
«La première force militaire de Syrie n’est pas à Damas, mais chez les Kurdes.»
Bras de fer avec les Kurdes
Car dans l’est du pays, une autre guerre des nerfs autrement plus sensible se joue dans l’ombre de la question druze. En question, là aussi, la dissolution et l’intégration des forces armées de la région autonome au sein de l’appareil d’Etat. Malgré un accord de principe passé en mars, le dialogue avec Damas est grippé, et aucune avancée n’a été constatée sur le terrain. «Nous n’avons aucun contact avec les forces de sécurité gouvernementales, aucun canal de communication. Il faudra du temps pour que l’armée nationale gagne notre confiance», commente le général des Forces démocratiques syriennes, Abou Ali Fulaz, en charge du territoire de Deir Ez-Zor sous contrôle arabo-kurde.
Adel Bakawan, directeur de l’Institut européen d’études moyen‑orientales (Eismena) insiste: «Ce qu’il s’est passé avec les milices druzes n’a aucune commune mesure avec ce qu’il pourrait arriver dans le nord‑est: les FDS sont une force de 120.000 hommes, armés, formés, expérimentés, qui contrôlent un tiers du pays depuis treize ans. La première force militaire de Syrie n’est pas à Damas, mais chez les Kurdes, il faut le comprendre pour saisir les rapports de force.»
Dans le territoire autonome, les acteurs interrogés n’en démordent pas: tous jugent «impensable» de dissoudre les structures locales, encore moins à la lumière des exactions commises contre les autres minorités. «Il y a eu le massacre des Alaouites, puis celui des Druzes récemment, des attaques contre les chrétiens, et nous savons pertinemment que les troupes d’al‑Charaa n’attendent qu’une chose: retourner leurs armes contre nous. Capituler serait du suicide», commente Zilan Afrin, commandante des Unités de protection de la femme (YPJ), intégrées aux FDS. Un membre du renseignement au sein des FDS poursuit: «Al‑Charaa est dans l’impasse, nous le savons. S’il fait trop de concessions envers nous, une partie de ses troupes lui tournera le dos et, forcément, rejoindra des formations hostiles, comme Daech. Nous nous y préparons.»
«Cette nouvelle Syrie n’a toujours pas trouvé sa forme: la question est de savoir si elle épousera les contours du règne des Assad, avec un Etat fort autoritaire et non inclusif, ou suivra un modèle décentralisé», conclut Adel Bakawan.